Rap, Affres, Hommage


Dans le rap, comme un peu partout ailleurs, on aime bien se plaindre, surtout des médias qui ne parlent jamais de nous, ou en tout cas pas dans le bon sens. Alors quand un journaliste prend le temps de se renseigner et de faire son travail correctement on ne va pas passer à côté, surtout quand en plus il parle en bien de repreZent! Voilà, c’était dans la version papier du Courrier de ce week-end, et maintenant en ligne ICI ou ci-dessous:

par Roderic Mounir pour Le Courrier

Plus populaire que jamais, cette culture issue des ghettos étasuniens il y a trente ans épouse son époque. En Suisse romande, l’activité débordante sur internet peine à se concrétiser dans la réalité, faute de marché. En France, la surenchère verbale de certains rappeurs traduit le climat de tension sociale et communautaire.

Au mur d’une petite sandwicherie du quartier la Jonction, à Genève, entre le frigo à glaces et celui des boissons, plusieurs CD de rap sont en exposition: Effet13pécial, Ikar, DJ S.K.D, S.A.J. («Soudés à jamais»). Autant de noms inconnus de nos services, des disques auto-produits pour la plupart mais qui ont leur place ici. Car la Jonction, quartier populaire, est l’un des bastions du hip hop genevois: ces quinze dernières années, il a vu émerger le D.U.O (ancien groupe de Jonas et Rox Anuar, qui rappent aujourd’hui en solo), DJ Dan ou encore Creative Joule, dont les graffitis ornent les façades de la Maison de quartier.
Celle-ci a organisé d’innombrables événements liés au hip hop (danse, ateliers d’écriture) et a produit dans ses murs une compilation avec des ados (Chacun sa graine). Ailleurs, dans le quartier des Grottes par exemple, c’est l’association Pré en Bulle qui multiplie les «soundsystems» et «block parties», ces fêtes de quartier ouvertes à toutes les disciplines. Quant au Festival Communes-Ikation, il fédère chaque année pas moins de sept communes suburbaines du canton, avec un objectif clair: «Démontrer que le hip hop est le berceau d’une importante créativité qui permet de canaliser les énergies, les tensions, et parfois même la violence et de les transformer en une action positive.» En somme, le credo de base du mouvement tel qu’il fut formulé aux Etats-Unis, il y a plus de trente ans, par ses pionniers Afrika Bambaataa et Kool Herc.
La fonction socioculturelle du hip hop n’est donc plus à démontrer. Encore moins sa cote d’amour auprès des jeunes et pas seulement, puisque trois générations écoutent du rap ou en ont écouté au cours de leur vie. Alors comment se fait-il qu’une expression mondialement populaire – on rappe à Caracas, Oslo, Séoul et Alger –, dont l’influence est patente dans des domaines comme le look, la gestuelle, le langage, les rythmes et le visuel, soit encore à se point marginalisée, voire stigmatisée?

la banlieue par mimétisme
Dynamike était MC (rappeur) dans Silent Majority, un groupe qui a côtoyé Sens Unik et le trompettiste Erik Truffaz dans les années nonante. Co-présentateur de l’émission «Downtown Boogie» sur Couleur3 depuis huit ans, il a sa petite idée sur ce paradoxe: «Le rap, c’est comme les étrangers – plus il fait partie du paysage, plus le rejet devient flou et subtil. Quand je suis arrivé du Congo, dans les années 1980, il y avait des gens ouvertement racistes. Aujourd’hui, on stigmatise un coup les Albanais pour telle raison, un coup les Noirs pour telle autre, malgré la réalité multiculturelle de la Suisse. Le rap, lui, est omniprésent; chaque parent a un jour acheté un disque de Outkast ou des Black Eyed Peas pour ses enfants, mais aux yeux de la majorité, il reste une musique de jeunes voyous urbains. On peu parler de schizophrénie. Pourtant, il va bien falloir vivre ensemble. Il serait temps de prendre en compte toutes les cultures.»
Est-ce parce que le rap donne parfois l’impression de s’enfermer dans ses clichés? «Le rap ne s’enferme pas, il documente sa propre réalité, objecte Dynamike. En France, il y a des mecs du 93 (département de la Seine-Saint-Denis dans l’agglomération parisienne, ndlr) qui ne sont jamais sortis de leur banlieue. De quoi voulez-vous qu’ils parlent?» Si le rap est reportage, il décrit une réalité nettement plus nuancée, voire tranquille, en Suisse. «C’est vrai qu’il y a moins d’urgence ici. Beaucoup copient le style banlieusard par mimétisme, mais le rap est avant tout un mode de vie urbain. Pas juste la galère: l’entraide, l’envie d’aller toucher son rêve…»
La créativité en Suisse romande est indéniable: elle connaîtrait un regain à Genève, tandis que Lausanne, patrie de Sens Unik et ancien bastion du hip hop helvétique, serait un peu en sommeil. Mais tout cela est difficile à vérifier, car l’essentiel de l’activité se déroule sur Internet. Un coup d’oeil sur Reprezent.ch est à ce titre éloquent: news, agenda, concours, musique et vidéos sont mis à jour en permanence, et depuis peu des articles de fond sont proposés (reportages à New York et Tirana, portraits de graphistes et photographes, analyse du sexisme dans le rap, etc). Joram Vuille a repris il y a un an les rênes de ce site de référence. Ce résident de Morges de 31 ans, qui se fait appeler Colt Seavers (clin l’oeil à la série L’Homme qui tombe à pic), a donné un sacré coup de fouet à Reprezent: lancée le week-end dernier, la nouvelle version du site a vu son affluence doubler, passant de 700 à 1500 visiteurs quotidiens. «On est une petite équipe d’une demi-douzaine de rédacteurs bénévoles, décrit Joram, par ailleurs employé dans un service de vélos en libre-service. Internet est à la fois un outil qui dynamise le hip hop et, potentiellement, le marginalise. Car aujourd’hui, n’importe quel débutant fait son clip et le diffuse sur la Toile, sans pour autant être remarqué par les grands médias ni présent dans les bacs.»

«bling bling» ou engagé
Les bacs, Jean-Daniel Locatelli les connaît bien: il tient depuis une quinzaine d’années l’unique magasin spécialisé dans le rap à Genève. Le nom en dit long: Vinyle Resistance. A la rue de la Terrassière, sur 200 m2 dont une moitié au sous-sol, sont stockées —
— des milliers de références, en vinyle surtout mais aussi en CD. «Mon activité tient du militantisme, explique le disquaire. De nos jours, il y a moins de curieux pour fouiller dans les bacs: c’est plus simple de rester chez soi, le nez collé à son ordinateur. J’ai démarré pour soutenir le vinyle en plein boom du CD. Aujourd’hui, le vinyle se porte beaucoup mieux que le CD, victime de la crise. Je veille à proposer les productions des indépendants et des artistes locaux, tout en vendant aussi celles des majors.»
Les tendances en vogue? «Il y a le Dirty South américain de Lil Wayne, Drake, toute la clique des labels Cash Money et Young Money. C’est très bling bling et ça plaît aux 20-30 ans. Les 12-18 ans apprécient le style plus léger de Sexion d’Assaut avec son hit ‘Casquette à l’envers’.1 Les rappeurs aux paroles engagées comme Fab, Médine ou La Rumeur séduisent un public plus universitaire ou alternatif. D’autres goûtent la surenchère verbale des Truand 2 La Galère ou d’Al K-Pote (rappeurs de la banlieue parisienne, qui jouent les durs avec plus ou moins de second degré, ndlr). Les pionniers comme NTM, IAM ou Assassin se maintiennent. Il y a énormément de diversité.»

faire ses preuves
Et le rap romand? Il se porte bien, si l’on en juge par le volume des productions: rien qu’à Genève ces jours-ci sortent les albums de Rox Anuar, Sentin’l et Evidenzia. Mais il souffre d’une absence de structures pour sa promotion, sa diffusion nationale et son exportation. Tout reste à construire. Beaucoup le reconnaissent, le succès passé de Sens Unik et actuel de Stress – plusieurs fois disque d’or et populaire des deux côtés de la Sarine – a pu avoir un effet inhibiteur, mais l’émulation n’est pas pour autant exclue. Une locomotive est importante, mais elle finit bien souvent par promouvoir davantage sa propre personne que ses congénères.
«Beaucoup pensent d’abord à vendre du rêve virtuel, avant de faire leurs preuves sur scène: faire des kilomètres, porter le matériel, faire des balances en retard dans de petites salles à moitié vides, etc.» Dixit Rox Anuar. A 32 ans, l’ancien du D.U.O fait figure de vétéran. Travailleur social auprès des communautés immigrées à Genève, il anime des ateliers rap pour les ados. Il sort ces prochains jours son deuxième album solo, La Danse du Silence, illustration de sa philosophie du respect et de l’apprentissage perpétuel, de ses doutes qu’il n’hésite pas à partager.
Les rappeurs de la nouvelle génération ne peuvent-ils compter que sur eux-mêmes? «Ma génération est allée vers le hip hop, alors que les jeunes sont nés dedans», analyse Joram Vuille. «On n’a peut-être pas assez transmis nos valeurs et notre manière de faire», admet-il. Même constat de Dynamike: «Beaucoup veulent tout, tout de suite, et singent l’ego-trip que leur renvoient les clips de MTV. L’industrie sait pertinemment qu’un rappeur qui se la pète avec du champagne et des filles, c’est plus vendeur que l’image du collectif et de l’effort. Mais même un Jay-Z (star du rap étasunien et époux de Beyoncé, ndlr), s’il joue le jeu dans ses clips, travaille avec une équipe et écoute les conseils de son entourage pour progresser.»

la rime et le sens
Reste une question: le rap suisse a-t-il quelque chose à dire? On se souvient de l’engagement de Sens Unik contre l’achat des chasseurs F/A-18, en 1993, avec un concert sur la Place fédérale devant plus de 30 000 personnes. Plus récemment, Stress a donné de la voix contre Blocher et l’UDC, mais en donnant l’impression de faire surtout son marketing personnel. Les Genevois Jonas, Cenzino et Eriah ont produit l’an dernier un clip choc contre les exportations d’armes («Du Sang sur les mains»). Mais globalement, les rappeurs sont peu audibles dans la cité.
La Gale, rappeuse lausannoise de 27 ans, le dit sans ambages: «Il y a un vrai problème qualitatif. Le rap trahit souvent son manque de réflexion. Même quand il diffuse un message, il reste en surface: dire aux gens d’aller voter c’est bien, mais dans ce pays beaucoup n’ont pas le droit de vote!» Issue d’un milieu prolo et fille d’une réfugiée de la guerre au Liban, La Gale met la colère et la révolte au coeur de son rap. «Le sens est aussi important que la rime. Je ne m’intéresse pas à mon nombril, je préfère parler de ce qui me pèse: le contrôle social, le blanchiment d’argent, le Moyen Orient, etc.» Elle clame son respect pour une rappeuse comme Casey («de la bombe réfractaire!») et revendique l’héritage punk. Elle travaille à son premier album. Le nouveau souffle du rap romand?

Et encore des notes, un peu de Casey et de Julien Barret directement sur le site du Courrier.