Lundi 10 août 2020. En pleine double crise sanitaire, le ciel se montrait clément en rafraîchissant la ville d’une averse bienvenue. Le temps de retrouver A’s au café des Sources autour d’un expresso et d’un verre d’eau. Des conso’ parfaitement normales pour des trentenaires qui ne le seront bientôt plus dans quelques années… ce qui n’a nullement empêché la discussion de se poursuivre pendant 3 h, record battu de mémoire d’interviewer. Confinement, industrie musicale, retour au pays, stups, femmes, racisme… beaucoup de sujets ont été abordés, quasiment tous retranscrits. Retour sur la vie d’un fantôme du Five, curieux, solitaire et passionné.

RepreZent : En regardant ta photo sur la magnifique pochette du EP, j’avoue que j’ai plus pensé au personnage de Scorpion dans Mortal Kombat qu’au Coronavirus. Bien qu’elle renvoie évidemment au Covid. Du coup comment s’est déroulé l’enregistrement du projet et quels ont été les changements par rapport aux conditions normales d’enregistrement?

as ffp2

A’s : C’est ouf’ que tu me dises ça parce que ce sont des références que j’ai et ça fait effectivement penser à Mortal Kombat. Après je t’avoue que ça n’a pas été pensé comme ça. C’était plus en rapport avec les pochettes de Westside Gunn et Conway [deux rappeurs américains, frères, originaires de Buffalo. Signés depuis 2017 sur le label d’Eminem Shady Records, NDR]. Ils ont toujours des pochettes qui frappent. Il y a toujours un côté raffiné mélangé à la street, à la nuit. C’est Bagdad 794 qui a pris la photo et la pochette a été réalisée par Kartwork. A la base, les morceaux de « FFP2 » devaient servir à promouvoir mon album à venir qui s’appellera Il était une fois la Jonx en référence au film Il était une fois le Bronx [A Bronx Tale en VO, sorti en 1993, NDR] qui raconte la vie du personnage Calogero. Moi, c’est pour raconter la vie d’un quartier que j’ai toujours aimé mais qui a changé. C’est un livre qui se ferme, tout simplement. En attendant d’en ouvrir un autre. Je l’ai enregistré à Paris aux studios de la Seine et il y aura quelques surprises niveau featuring, dont Eloquence.

Pour revenir au EP, en plus du confinement et comme je n’avais plus d’actualité depuis 2017 et bien on a décidé de sortir le projet. Le titre « FFP2 », c’est pour souligner le fait que je déblaie, que je travaille et essaie de le faire correctement puisque ça correspond aux masques de chantier de qualité supérieure. À la prod’ t’as Silver Krueger Beatz qui est un mec de Paname, Nightscale de Meyrin et Cortez un marocain avec qui on travaille sur Batmobb Label. Et quelques Type Beats [littéralement « beats à la manière de… ». Ce sont des Instrumentales de producteurs amateurs accessibles sur internet qui copient les productions de beatmakers reconnus, avec plus ou moins de réussite. Certains monétisent leur travail tandis que d’autres le proposent gratuitement, NDR]


Je trouve que tu arrives super technique sur « Tarmac », un des titres du EP. je ne crois pas t’avoir entendu aussi pointu dans ce registre. C’était un défi ou ça s’est fait naturellement?
A’s : Alors moi je n’écris pas beaucoup. C’est vraiment au feeling de l’instru, il n’y a aucun calcul. Le titre me fait plus penser à ce que je faisais aux débuts avec Marekage Streetzcomme sur « Le poing sur ta tempe » que ce que j’ai fait dernièrement où je laissais plus de respirations pour laisser le temps de me comprendre. Pour pouvoir créer le débat après écoute, par exemple. Mais je comprends ce que tu veux dire parce que c’est vrai que je bombarde direct. En fait, c’est une espèce de clin d’œil à ce que je faisais avant pour passer à autre chose. Mais je peux aussi faire des sons où personne ne va rien comprendre et je vais rigoler tout seul dans mon coin…

ah du coup tu n’es pas le premier à évoquer ça. J’ai déjà entendu ou lu des mc’s qui éprouvaient une certaine satisfaction à garder des passages incompréhensibles pour l’auditeur.trice. Est-ce que c’est ton cas?
A’s : Totalement. Je pense que ça aille avec le fait que je suis un gars super discret et solitaire. Ça et le fait que je lise beaucoup de livres, d’articles, d’interviews et que je regarde beaucoup de reportages. J’ai pas mal de références. Et puis bon, il y a certains textes que tu dois rendre cryptiques suivant le sujet abordé.

Justement, comme dans ta vie tu as vendu toutes sortes de bricoles [rires], est-ce que ça t’est déjà arrivé de penser que ce que tu écrivais pouvait potentiellement se retourner contre toi?
A’s : Clairement. Ça s’ajoutait au côté cryptique. Ou des fois je plaçais le mot tel quel, mais dans un contexte qui ne m’était pas lié directement, comme si j’étais un observateur. J’en ai également fait un bruit au lieu de le prononcer, c’était une de mes marques de fabrique. Ou sinon sur un morceau, je raconte un dimanche à partir du moment où je sors de chez moi, le nombre de personnes que je croise, le pain que je donne aux moineaux… jusqu’au moment où je rentre chez moi. Ce sont des petits trucs comme ça.

Même si c’est vrai que l’époque est au « Rap Netflix » et que beaucoup racontent ce qu’ils n’ont pas vécu, tu ne penses pas que le retour à la réalité peut être brutal ? Dans le sens où un « gangster de studio » pourrait se faire tester sur ce qu’il a avancé dans ses textes?
A’s : Sans vouloir faire le vieux, de notre temps, c’était le cas. Même moi quand j’entendais qu’un tel faisait tels trucs, je voulais savoir, j’allais voir. A l’époque, il y avait beaucoup de Français qui venaient racketter à la fin des années nonante, d’autres s’étaient établis dans le quartier. Les grands de chez nous n’étaient également pas des tendres. Il fallait montrer que tu n’avais pas peur, que tu portais tes couilles ou tes ovaires, parce qu’il y avait plein de scarlettes [le féminin de « scarla ». Lascars à l’envers, NDR] à cette époque et elles ne rigolaient pas non plus. Il y a eu des situations compliquées. Mais ça s’est toujours résolu pour ma part autant par les actes que la parole, en montrant que je correspondais à qui j’étais, que je ne jouais pas un rôle. Par exemple, sur « Carrousel » un son du Ep, je commence par : « Pas un gangster, mais j’connais l’grand banditisme, midi elle est au taf, minuit elle m’attend en lingerie fine, tu fais l’mort pour la somme, il est temps d’te rendre d’visite, j’suis l’Oakland de Philthy Rich, j’veux ton sang comme syphilis », ça résume et illustre totalement ce que je viens de te dire. Je ne joue aucun rôle, je sais simplement qui je suis. Aujourd’hui, ça a beaucoup changé et tout le monde se fout de qui raconte quoi. Je ne sais pas si c’est bien ou pas, ça correspond surtout à l’époque dans laquelle nous vivons.

Parmi tes références, tu as celle à Parker Lewis [personnage tiré de la série du même nom « Parker Lewis can’t loose ». Une Série américaine diffusée de 1990 à 1993 dans laquelle un trio de jeunes lycéens, mené par Parker Lewis, fait les 400 coups] devenue, sous ta plume, ton alias « Parker Le Vice ». D’où ça t’est venu?
A’s
 : C’est un personnage qui ne perd jamais malgré les situations. C’est le seul alias que je me suis autoattribué. Et c’est resté, les gens m’appellent « Parker » ou « Levice ». Et « Levice » c’est aussi par rapport à ma vie dans laquelle il s’est passé beaucoup de choses. J’ai vécu des histoires incroyables. Je touche du bois, je n’ai jamais fait de prison.

« Aujourd’hui, ça a beaucoup changé et tout le monde se fout de qui raconte quoi. Je ne sais pas si c’est bien ou pas, ça correspond surtout à l’époque dans laquelle nous vivons. »

As-tu déjà pensé à raconter tes histoires via un autre moyen d’expression que le rap, comme l’écriture d’un livre par exemple?
A’s : J’y ai déjà pensé. En plus en ayant un père que j’ai vu écrire depuis que je suis tout petit, ça devrait aider. Il écrit tout le temps, surtout sur mon pays d’origine la Guinée Équatoriale, mais je ne sais pas trop ce qu’il en fait. Parfois je lis dans un éditorial qu’il a aidé tel écrivain suisse [en l’occurrence Max Liniger-Goumaz qui a énormément écrit sur ce petit pays d’Afrique Centrale, NDR]… Mais pour revenir à l’écriture, je ne vois pas comment aborder ça. Je crois que je n’ai pas encore le recul nécessaire pour pouvoir le raconter sous une forme autre que musicale. C’est aussi une toute autre manière d’écrire, il y a des codes qu’il faut connaître. Et énormément d’investissement.

Grâce à toi, je porte le maillot de Servette dans les rues de Genève. Je t’ai vu le porter dans le clip du titre « Cuisine » en feat avec Lee Boma. Du coup, la transition est toute trouvée pour aborder ta signature sur Batmobb Label. Comment ça s’est fait, quand et où?
A’s :
Le créateur de Batmobb Label connaissait le petit frère d’un pote à nous. Nous échangions par rapport à ce que je faisais, on discutait de temps en temps. Il me disait qu’il trouvait que j’étais un Roi sans couronne dans le sens où j’avais inventé des trucs comme les termes « Undeuzerofive » [1205, le code postal de Plainpalais-Jonction, NDR] ou « La Planète Rouge » [la Plaine de Plainpalais, NDR], mais que je n’avais pas eu assez de reconnaissance en retour. C’est cool, hein, que le gens reprennent les termes quinze, vingt ans après, mais il trouvait que ce n’était pas reconnu à sa juste valeur. En 2017, un jour il m’a dit : « Viens, on fait un projet ». On partait sur un trois titres enregistré à Paris dans les Studios de la Seine. Là-bas, on a pris une claque! Et nous nous sommes dit que nous n’avions rien à perdre à tenter un album. Une fois sur place, on a constaté que nous étions au cœur de l’industrie musicale. Rien que la manière de travailler de l’ingénieur son, Sébastien Gohier, qui a collaboré aussi bien avec Lino que Kanye West…Quand nous avons entendu son pré-mix qui sonnait comme un master chez d’autres ingés, on s’est rendu compte à quel point son savoir-faire était un métier. Chose que les gens n’ont pas forcément compris à Genève. Concernant Batmobb, je suis signé en tant qu’artiste et je m’occupe aussi du côté administratif du label à ses côtés. 

Par rapport à la situation genevoise, admettons qu’un studio haut de gamme voit le jour avec les meilleurs dans leurs domaines, tu ne penses pas que ça pourrait engendrer une professionnalisation de l’industrie?
À’s : Ça existait déjà il y a vingt ans et ça existe toujours, il y a des gros studios ici. La première fois que j’ai enregistré en studio, c’était à Axis à Rive. Un studio alors super réputé. Bon, c’était encore différent à l’époque, parce que le rap n’était pas aussi implanté que maintenant et l’enregistrement était hors de prix. Mais pour revenir à ce que tu disais, oui c’est une bonne idée, mais est-ce que ça suivra derrière? Ce n’est pas pour rien que toutes les majors sont à Zürich. À Genève, je trouve qu’il y a un vrai problème, globalement, dans l’état d’esprit. Ça rejoint tous les clichés que l’on peut entendre, que ce soit à l’armée, dans le canton de Vaud… on est pas assez humble, on s’aime trop, on prend tout le monde de haut. Et du coup, nous ne regardons pas ce qu’il se passe autour et nous passons à côté de beaucoup de choses. Il y a quand même une petite évolution dans la mesure où tu trouves plus de collaborations intercantonales, mais ce n’est pas assez. Si les gens continuent à faire l’impasse sur le potentiel business que ça peut générer, tant pis. Parce qu’il y a une industrie à mettre en place, de quoi vivre de la musique à tous les niveaux.

Tu as été interviewé par l’Abcdrduson en 2017, qu’est-ce que ça fait ?
A’s: C’était cool, c’est un média super pointu. Il y a plein de trucs qui germaient dans mon esprit depuis des années et j’ai eu l’opportunité de m’exprimer durant l’interview.

Tu dis durant l’interview : « Je suis un gars qui traîne tout seul, je sors tout le temps la nuit, je porte des habits sombres, et des fois j’apparais, je disparais ». Moi ça m’a tout de suite fait penser à un petit diablotin qui fait ses trucs à droite à gauche. Et pour t’avoir croisé dehors quelques fois, avant que je te rencontre, je me disais : « Ah c’est le mec de Marekage Streetz, il a toujours l’air d’avoir un plan quelque part… » C’est ton mode de vie?
Bon avec l’âge, je sors moins. Je n’ai plus rien à faire sur la Plaine de Plainpalais par exemple. Mais j’ai toujours une connivence avec la nuit. Je me sens plus libre. Je me souviens avoir lu une interview du Rat Luciano [membre émérite du groupe marseillais la Fonky Family, NDR] il y a longtemps, qui avait été faite la nuit au Panier [un des plus anciens quartiers de Marseille, situé au centre-ville, NDR] Le journaliste avait retranscrit l’ambiance et je m’y retrouvais totalement. Et pour ce qui est du côté solitaire, oui je l’ai toujours été. Même à l’époque où on se retrouvait à plusieurs, j’avais besoin d’être seul quelques heures. Mais je n’ai pas ce rapport à ce que les gens appellent la solitude. Je l’ai ressentie à un moment mais c’est passé de la solitude à être solitaire. Je n’ai pas besoin de voir tout le temps des gens et ça a permis de me connaître aussi. Peut-être que ça vient des parents, parce qu’ils sont tous les deux comme ça. Et ma sœur est pareil en fait.

« Ca rejoint tous les clichés que l’on peut entendre, que ce soit à l’armée, dans le canton de Vaud…on est pas assez humble, on s’aime trop, on prend tout le monde de haut. »

As-tu déjà pensé à jouer avec cette image de « mec dans l’ombre »,de fantôme. De te construire un personnage autour de ça ou d’écrire sur un thème lié à ça?
A’s : Ben si tu regardes sur ma pochette, on ne voit pas ma tête déjà. Je n’aime pas trop me mettre en avant. Et j’aborde cette imagerie dans certains morceaux, mais je n’écris pas un titre entier sur un thème. Je peux autant parler de ma négritude, que de ma vie de quartier, que de mes parents. Le tout dans un seul titre. De ce que je connais en fait. Je ne me vois pas parler de mon pays d’origine comme si j’y avais toujours vécu. Sachant que je n’y ai jamais posé un pied, ce serait, à mes yeux, un manque de respect total… Dans « Kleenex » autre titre du Ep, je dis : « Ma mère a vite déchanté quand elle a revu l’bled », ça t’illustre ce que je viens de te dire, j’y évoque ma mère que je connais, et tout ce que je ne connais pas à travers elle, à savoir le retour au pays après de nombreuses années et ce choc qui l’accompagne.

Tu n’aurais pas envie d’y aller pour le découvrir et pouvoir écrire dessus après coup?
A’s : Bien sûr! Mais je ne pouvais pas, parce que mes parents sont des anciens militants réfugiés politiques. Le dictateur au pouvoir dans les années septante leur a retiré, à l’époque, le passeport. Le dictateur n’est plus le même depuis 1979, mais la situation n’a fait que se dégrader et notre nom est resté sur liste rouge. Aujourd’hui, je pourrais y aller tout seul, mais par respect pour eux et parce que je risque potentiellement quelque chose en étant leur fils, je ne le fais pas. Il y a quatre ans, j’étais à deux doigts de partir, mais quand j’ai vu la tristesse que ça dégageait chez eux, j’ai renoncé. J’attendrai. J’espère que ce ne sera pas pour les enterrer là-bas. J’ai un rapport ambivalent avec mon pays : J’aimerais beaucoup le découvrir, connaître mes racines et en même temps j’ai une relation conflictuelle avec le pouvoir en place et de façon plus générale avec la situation du continent africain. Il y a aussi ma place de noir en Europe. Je rejoins totalement ce que dit Brax dans son interview. Ici en Suisse, c’est chez moi. Alors qu’il y a plein de gens qui me font ressentir le contraire. 

Tu m’as parlé de l’entretien avec Brax, de ta négritude, de ta place d’homme noir en Suisse. Si tu n’y vois pas d’inconvénients, pourrais-tu revenir sur des situations dans lesquelles tu as été confronté au racisme?
A’s : Sans problème, c’est important d’en parler. Bon, déjà, quand tu es gosse, tu ne comprends pas que tu n’es pas comme les autres. On te le fait ressentir. Un truc tout con, le jeu « Qui a peur de l’Homme noir ? ». Quand tu es petit, tu ne comprends pas le contexte. Moi j’imaginais l’Homme noir comme un fantôme. Alors que non, les autres te disent : « Ce sera toi l’Homme noir ». En grandissant, ce sont les rapports avec la police : des mecs te traitent de chimpanzé en t’arrêtant. La problématique des recherches d’emplois, de logements… J’ai tellement d’anecdotes, ça arrive tous les jours. Ne serait-ce que le fait de me préparer avant de sortir de chez moi. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire… je ferme la porte et je me prépare à la première personne que je vais croiser, peut-être sur mon palier. Me préparer à un jugement, à un regard. C’est ça qui est hardcore. Comme je le dis dans « Elle » sur le Ep : « Ma tête dérange à l’écran, comme celle de Mammy Two Shoes dans Tom et Jerry ». Mammy Two Shoes, c’est la femme de ménage dont on ne voit que les jambes noires charnues et les chaussures de fortune, cliché qu’avaient (ont) les blancs sur les Afro-Américains qu’on ne voulait pas voir avec des humains et qui avaient (ont) leur place parmi les animaux sauvages et domestiques. Et pourtant, si on reste dans l’idée d’une certaine « identité nationale », je connais sûrement mieux l’histoire, les traditions et la culture du pays que certains.es suisses de souche. 

Pour revenir au racisme, j’ai vécu les expériences les plus frontales en Espagne. Ici, la manière de faire est plus serpentine. Il faut savoir que j’ai par exemple le même rapport qu’un Sénégalais a avec la France, du fait que mon pays est une ancienne colonie espagnole. J’ai donc énormément de famille dans les banlieues des grandes villes de là-bas, et crois moi c’est pas joli comme panorama. J’ai des anecdotes par rapport à ça. A quinze ans, dans le cadre d’un cours d’espagnol que j’effectuais pour justement pouvoir dialoguer avec ma famille, j’étais parti en voyage d’études à Tenerife. J’étais le seul noir de la classe. Un jour sur place, une embrouille a éclaté. On s’est retrouvé à courir après des gars du même âge que nous dans la rue. Le soir du même jour, après être descendu de la chambre l’hôtel, on croise un mec de vingt — cinq ans environ, qui connaissait les jeunes avec qui on s’était embrouillé la journée. On était plusieurs, mais il est venu directement vers moi en disant en espagnol : « T’as dit que j’avais une petite bite ? ». Sur le moment je n’ai pas compris, ça faisait pas longtemps que je le parlais. Et il m’a mis deux gifles. Bon ça s’arrêtait là pour le soir. Mais le lendemain, on se lève, on est dans notre chambre et y a un mec de la classe qui débarque en panique : « Les gars, regardez par la fenêtre ! ». Mec, sans mentir, il y avait une centaine de personnes autour des bâtiments de l’hôtel, qui l’encerclait. Il y avait tout le quartier, composé surtout d’adultes, qui criaient : « Negro de mierda, te vamos a matar! (Nègre de merde, on va te buter !) ». Les profs étaient paniqués, ils n’avaient jamais vu ça. Finalement, ça s’est calmé et il n’y a rien eu. En vacances avec ma famille, ça m’est aussi arrivé. Des petits me traitaient de sale nègre devant ma sœur et mes parents. Des gars plus âgés, sapés comme des punks, venaient nous embrouiller sur le terrain de foot mes cousins et moi. Et à l’inverse, il y a d’autres endroits où j’étais l’attraction parce qu’on pensait que j’étais un sportif professionnel ou parce que je rendais l’endroit exotique. En fait, pour te donner une image, c’est comme si depuis petit j’avais commencé à peindre un tableau sans savoir ce que ça représente. Et ce n’est qu’en prenant du recul, avec l’âge, que tu comprends l’ensemble. Moi, il y a des allusions racistes que j’ai comprises bien plus tard.

Dans ces conditions, comment as-tu fait pour ne pas développer une haine de l’autre?
A’s : La vérité, c’est dur. En voyant en plus par quoi tes ancêtres ou tes parents sont passés, par quoi tu es passé et tu continues à passer et bien t’as le seum [de l’arabe semm qui signifie le venin. Avoir la haine, du dégoût, NDR]. Certaines personnes ne se rendent pas compte que l’on est pas noir pendant dix minutes. On est né noir dans ce monde, on ne l’a pas choisi. Jusqu’à la mort ça sera comme ça. C’est un combat de tous les jours, les gens ne s’en rendent pas compte. Personnellement, j’ai eu la chance d’avoir assez de recul et de pouvoir dialoguer. Mais des coups sont également partis, il faut le dire, je ne suis pas du genre à tendre les joues.

« Ne serait-ce que le fait de me préparer avant de sortir de chez moi. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire… je ferme la porte et je me prépare à la première personne que je vais croiser, peut-être sur mon palier. Me préparer à un jugement, à un regard. C’est ça qui est hardcore. »

Revenons à la musique et à une problématique médiatique largement répandue : certains.es journalistes considèrent le rap comme une musique de jeunes. Qu’en penses-tu?
A’s : C’est une problématique propre au rap. À quel moment tu vas dire à un violoniste pro d’arrêter de jouer du violon? Dans quel code de la vie il est écrit qu’à un certain âge, tu dois arrêter de chanter? Avec l’âge justement, plus tu as du vécu et plus tu as des choses intéressantes à raconter. Le rap est une musique jeune, mais pas une musique de jeunes. Il a été infantilisé pour des questions de business. À chacun de savoir ce qu’il veut en faire.

Pour terminer, qu’écoutes-tu en ce moment en rap?
A’s : J’écoute beaucoup Young Dolph et son équipe PRE (Paper Route Empire). Il en a rien à battre, il fait son bif en totale indépendance et j’apprécie énormément. La ville de Memphis avait déjà un son bien à elle depuis MJG & 8Ball ou Three 6 Mafia, et ces dernières années il y a clairement un renouveau démoniaque [rires]. Celle de Washington DC aussi avec Shy Glizzy, Lightshow ou Fat Trel, Oakland avec le pillier Philthy Rich et tout un tas de jeunes qui ont la rage derrière… il y a aussi Yung Bleu dans l’Alabama. Et je respecte beaucoup la transformation de Gucci Mane, il est revenu de loin même si cela ne plaît pas à tout le monde. Griselda également, c’est vraiment un retour des enfers pour eux. Y a tous ces renois d’Upstate comme eux, BSF, Rasheed Chappell et surtout 38 Spesh qui est vraiment très fort. Mes gars de Philly sont en zonz’ (Ar-Ab & Dark Lo) ça saoule! Cam’ron n’est jamais loin dans la playlist également. J’écoute pas mal de trucs UK autant drillesque [de « drill », une ramification du rap apparu à Chicago au contenu cru et très violent, dont la paternité revient vraisemblablement à Chief Keef, NDR] comme OFB, que plus vaporeux comme D-Block Europe. J’kif le rap allemand avec Summer Cem, son khey KC Rebell, ou Fard qui n’ont que du lourd. En France, j’aime bien 13 Block, Freeze Corleone ou encore Dinos dans ce que j’ai pu découvrir ces deux dernières années. Y a Isha de Bruxelles aussi que j’trouve très chaud.

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