Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment a-t-on fait pour perdre toute exigence au fil des années ? À quel moment a-t-on troqué notre sens critique contre une acceptation aveugle de tout et n’importe quoi ? Le Hiphop a toujours donné sa chance à tout le monde, c’est d’ailleurs ce qui en a fait sa force, mais le Hiphop n’a jamais été une célébration de la médiocrité, bien au contraire… Mais aujourd’hui… les rappeurs ne sont plus capables de faire un freestyle sans lire leur portable, en concert ils ne font que backer leur morceau qu’un prétendu dj balance entre deux coups de klaxons et de sirène. Avant il fallait être le meilleur, maintenant il suffit de prétendre l’être, plus personne en face n’ose venir dire que c’est des conneries, que t’es mauvais. Pire, on va même te féliciter, t’encourager. Le rap est devenu une sorte de remake de l’École des Fans version Montessori, un grand cirque où tout le monde a le droit de briller, où tout le monde mérite. Un art transformé en atelier protégé, où la réussite est plus importante que la qualité.
Le constat est clair : il est devenu impossible d’émettre une véritable critique dans le monde du rap actuel sans que celle-ci soit perçue comme une agression, sans que l’on nous brandisse le carton hater dès que l’on ose dire qu’un projet est faible. Plus personne ne trie, tout se vaut. Et si tout se vaut, plus rien ne vaut rien. Un freestyle hésitant ? « C’est du génie incompris. » Un texte fade ? « Tu n’as pas saisi la vibe. » Une punchline forcée ? « C’est conceptuel. » On est devenus ridicules, et en plus, on érige cette absurdité en dogme. Il suffit simplement de crier assez fort (ou assez longtemps) qu’on est rappeur pour l’être. Le ressenti a pris le dessus sur tout, le talent ne se construit plus, il se décrète, il s’autoattribue, et ceux qui ne sont pas d’accord n’ont rien compris.
Le hiphop — et donc le rap — a toujours été un milieu compétitif. Le respect ne s’offrait pas, il se gagnait à force de travail, d’acharnement, de remises en question, de mérite… Mais à force de vouloir protéger les égos de tout le monde, de ne froisser personne, on a nivelé par le bas. Désormais, l’essentiel n’est plus de savoir rapper, mais de bien s’intégrer dans l’écosystème. Il ne s’agit plus tant d’être un artiste, mais de savoir à quelle demande répondre. Maîtriser les réseaux sociaux vaut plus que maîtriser les rimes et garantit plus de streams, donc de reconnaissance, et peu importe la qualité du morceau, si on te dit que c’est bien alors tu vas consommer, et tu oublieras et tu passeras au suivant. Les maisons de disques l’ont bien compris : elles vendent les rappeurs comme les influenceurs vendent des investissements en crypto. Peu importe la crédibilité, seule compte la visibilité. On érige en experts des wannabes qui ne connaissent rien à leur propre discipline, des caricatures qui, à force de beaucoup de bruit finissent par recevoir une légitimité qu’ils n’ont jamais méritée, les fausses idoles sont partout.
Et la presse dans tout ça ? Elle a suivi le mouvement. Pire, elle a activement participé à cette mascarade en érigeant en spécialistes des mecs qui n’ont jamais connu le hiphop autrement qu’à travers des articles Wikipédia et des threads Twitter. Des universitaires du rap, gavés de références théoriques mais totalement étrangers à la réalité du mouvement. Ils parlent d’authenticité sans jamais l’avoir vécue, théorisent la musique urbaine depuis leur canapé, écrivent l’histoire d’une culture dont ils ne connaissent que les résumés. Ils se posent en gardiens du temple alors qu’ils n’en ont jamais franchi les portes. Ce sont des imposteurs, des fils de poussés par le système, parachutés experts parce qu’ils cochent les bonnes cases mais surtout savent formuler des phrases creuses qui génèrent du clic. Ce sont eux qui valident les tendances, qui adoubent les carrières, nous rendent la merde plus digeste à force de l’aseptiser.
Mais rien n’est perdu, comme on le disait dans notre dernier article, Kendrick Lamar a rappelé à la planète entière que le rap était bien plus qu’une simple musique. Que le rap n’est pas qu’un prétexte pour vendre des marques de luxe. Il a prouvé que le hiphop est une culture avec une essence, une histoire et une mission. Alors on se souvient de cette interview de Mos Def… Drake n’a jamais été un rappeur, il fait du divertissement calibré, de la mélodie facile. Et pourtant, pendant plus d’une décennie, la presse et l’industrie nous l’ont vendu comme l’un des plus grand MC de son époque. Mais Drake est comme ces journalistes qui l’ont toujours encensé, il n’a jamais eu sa place dans cette culture, il a juste su profiter du système et prendre ce qu’il y avait à prendre, avant d’aller faire pareil ailleurs.
Et au-delà de ce pillage culturel, le vrai problème c’est que le rap ne peut pas survivre sans exigence. Son ADN, c’est la compétition, la remise en question, le perfectionnement constant. Quand tout le monde est validé, personne ne progresse. Quand il n’y a plus de critique, il n’y a plus de génie. Alors oui, il est temps d’arrêter avec cette saloperie de bienveillance. Non pas parce qu’il faudrait être gratuitement méchant mais parce que l’exigence doit redevenir une valeur fondamentale de notre culture. Parce qu’un art qui ne se confronte plus à lui-même finit toujours par disparaître, ou pire : il se retrouve dans les oreilles de personnes qui trouvent géniale la musique urbaine…
Mr Seavers