Afin d’apparaître comme un acteur incontournable de la culture, Red Bull a méthodiquement construit un empire médiatique fondé sur la récupération, l’esthétisation et la neutralisation de nos récits. Derrière une image qui se veut cool et inclusive, la marque autrichienne perpétue des logiques d’effacement politique et de domination symbolique, tout en maintenant une gouvernance blanche et réactionnaire. Le sponsoring devient alors prétexte à la spoliation où la diversité n’est qu’un décor.
Une conquête silencieuse
Fondée en 1984 par l’entrepreneur autrichien Dietrich Mateschitz, Red Bull s’impose rapidement comme une marque mondiale. Son produit phare, copie d’une boisson thaïlandaise, est d’abord un ovni sur le marché européen avant de devenir un phénomène global.
À partir des années 2000, la marque ne se contente plus de vendre des boissons, elle se bâtit un univers total. Sports extrêmes, rap, musiques électroniques, art, breakdance, documentaires… aucun champ créatif n’échappe à Red Bull Media House, son bras audiovisuel. Ce déploiement se fait au nom de la créativité, de l’audace, du dépassement de soi, et d’un certain goût pour les « cultures urbaines ».
Mais à y regarder de plus près, c’est un processus de spoliation culturelle systémique qui se met en marche. L’art issu des minorités est capté, réécrit, puis intégré dans une stratégie de communication mondialisée. Et à mesure que Red Bull s’infiltre dans les récits populaires, ils s’effacent, s’uniformisent.
Un pouvoir vertical
Red Bull ne se contente pas de soutenir des artistes, il les produit, les diffuse, les contextualise, les archive. De la création à la diffusion Red Bull contrôle toute la chaîne, et avec elle, le monopole du sens. C’est lui qui décide ce qui est montré, ce qui est mis en avant, dans quel format, avec quel discours.
Ce contrôle intégral n’est pas du sponsoring, c’est un système de captation où la pluralité culturelle est remplacée par un récit homogène, immédiatement reconnaissable et profondément dépolitisé. Red Bull ne délègue pas, il orchestre. Il ne soutient pas, il impose et c’est là que tout se joue. Red Bull n’est pas un partenaire, c’est un pouvoir. Un pouvoir qui s’exerce sur les artistes et sur leurs récits. Un pouvoir bâti sur l’exploitation d’esthétiques issues des minorités, notamment du rap, du breakdance et des cultures diasporiques.
Et lorsque l’argent décide, les résistances s’effacent. Financer, archiver, diffuser, formater… Red Bull n’accompagne pas une culture, il l’absorbe, la redéfinit, l’encadre, démontrant que l’argent peut tout acheter, même le droit d’écrire l’histoire des autres.
Vitrine sans mémoire
Le cas du Hiphop est exemplaire, alors que les majors hésitaient à miser sur cette culture, Red Bull a investi massivement. Studios, concours, documentaires, vidéos, tout a été mis en place non pas pour accompagner mais pour encadrer. L’objectif n’était pas de soutenir des voix mais de s’approprier une énergie collective pour la redistribuer sous contrôle.
Ce qui faisait la force Hiphop, ses colères, ses origines, ses ruptures avec les normes dominantes, est progressivement neutralisé. La parole devient accessoire, la mémoire un décor, la complexité sociale un bruit de fond. Red Bull ne cherche pas à comprendre ce que le Hiphop a à dire, il se contente de montrer ce qu’il donne à voir. Les rappeurs deviennent ambassadeurs lisses, les danseurs des performeurs au style reconnaissable, le graffiti une ambiance graphique sans revendication, et les DJs de simples amuseurs, sommés de jouer ce qui fait crier.
C’est une mise en scène performative d’une contestation vidée de sa substance, le Hiphop n’est plus un art, c’est une esthétique. Une esthétique disponible, exportable et bankable. Ce qui est valorisé, ce sont les postures, les silhouettes, les punchlines. C’est un basculement de la culture vers le branding, une politique d’effacement où l’image remplace la voix, où la performance remplace la prise position.
Spectacle sans racines
Parmi les disciplines les plus captées par Red Bull, le break occupe une place à part. Depuis le lancement du Red Bull BC One au début des années 2000, la marque a structuré un circuit mondial, parallèle aux scènes locales. Il a professionnalisé des danseurs, permis à certains d’en vivre, mais surtout il a formaté des standards en normalisation des corps et des gestes.
Les mouvements, le tempo des battles, la scénographie se sont peu à peu alignés sur les exigences du spectacle selon Red Bull : lisibilité, rapidité, photogénie. L’improvisation, la narration, l’art et les racines sont invisibilisées. Ce qui compte ce sont la performance, le show et la reproductibilité.
Alors lorsque le break entre aux JO, c’est le modèle Red Bull qui triomphe, celui d’une forme d’art transformé en sport-spectacle. Red Bull a imposé ses codes à l’échelle planétaire, la soi-disant consécration officielle du break entérine de facto une vision déracinée, aseptisée, taillée pour les logiques de marché. Battles chorégraphiées, images surproduites, rythme télégénique.
Ce processus n’est pas qu’une récupération, c’est une prise de contrôle de l’imaginaire. Une captation intégrale du geste, du corps, de l’image. Mais ce n’est pas tout, le break devient aussi un objet de fétichisation, les corps racisés y sont mis en scène pour leur virtuosité spectaculaire mais sont toujours détachés de leurs luttes. Ce que Red Bull vend ce n’est pas une culture, c’est de la performance, une esthétique neutralisée de la résistance rendue présentable, exportable, rentable.
Une diversité de façade
Chez Red Bull, l’appropriation ne remet jamais en cause la structure de pouvoir. Derrière les visages multiculturels soigneusement mis en scène dans ses campagnes, l’entreprise reste dirigée par des hommes blancs, européens, conservateurs. Son fondateur, Dietrich Mateschitz, incarne à lui seul cette duplicité. Soutien affiché de Donald Trump, climatosceptique, opposé à l’accueil des réfugiés, il a fondé Servus TV, une chaîne autrichienne identitaire connue pour ses positions antiprogressistes.
Pendant que sa marque fabriquait des récits d’audace, de jeunesse urbaine, de transgression visuelle, Mateschitz construisait un projet politique réactionnaire, fondé sur le repli nationaliste et la défense d’un ordre social autoritaire. Ce n’est pas un paradoxe, c’est une stratégie. Le multiculturalisme est toléré tant qu’il reste décoratif. La diversité devient vitrine et la rébellion, une mise en scène parfaitement contrôlée.
Car ce que Red Bull promeut réellement, derrière son vernis d’inclusivité, c’est un modèle de réussite profondément normé. Un récit où l’échec est honteux, la fragilité disqualifiante, la mémoire collective inutile. Ce mythe du dépassement permanent est indissociable des codes masculinistes qu’il véhicule, corps puissants, postures dominantes, glorification du risque, silence sur la souffrance. L’altérité y est réduite à une silhouette spectaculaire, valorisée pour sa performance, jamais pour sa parole ou son ancrage social.
Une culture d’entreprise
Ce modèle idéologique (vertical, excluant, viriliste) ne s’arrête pas à la communication, il imprègne en profondeur la culture d’entreprise. Red Bull ne se contente pas de produire un imaginaire de domination, il l’applique en interne, avec la même logique de contrôle et de silenciation. En 2020, Amy Taylor et Stefan Kozak, dirigeants de Red Bull North America, sont licenciés après avoir proposé un plan diversité et demandé une prise de position publique en faveur du mouvement BLM. Le siège autrichien oppose un refus sec. Aucune déclaration. Aucune justification.
La même année, une carte du monde stéréotypée est projetée lors d’une réunion au siège. L’Afrique est représentée comme un « zoo », l’Inde réduite à un « call center », la Chine associée à « cheap products », l’Amérique du Sud à la « drogue », les Moyen-Orient au « pétrole ». Aucune sanction. Aucune remise en question. Rien si ce n’est un humour de dominant, où l’exotisation, la caricature et la hiérarchisation des peuples sont masquées sous le vernis de la blague.
Et cette culture d’entreprise ne s’arrête pas aux bureaux de Fuschl am See. L’écurie Red Bull Racing, vitrine mondiale du groupe en Formule 1, est elle aussi marquée par des pratiques discriminatoires. En 2023, un mécanicien noir déclare être régulièrement victime d’insultes racistes lors des Grands Prix. La marque publie un communiqué vague, promet des valeurs d’inclusion mais n’engage aucune action concrète. La même année, le pilote mexicain Sergio Pérez subit une série de critiques humiliantes de la part de ses dirigeants, certains évoquant même son inconstance sud-américaine, confusion géographique comprise.
Rien d’étonnant dans un système où les récits sont filtrés et les visages choisis, les corps racisés n’existent que dans la mise en scène, jamais dans la gouvernance. Red Bull a beau jouer l’ouverture, il reproduit en interne les logiques qu’il efface à l’extérieur.
Produits dérivés
Red Bull incarne un modèle d’exploitation culturelle fondé sur trois opérations : capter l’art des minorités, en neutraliser la portée politique et le transformer en produit. Ce processus ne vise pas à valoriser mais à blanchir. Il extrait la forme, gomme le fond et revend l’ensemble sous une bannière esthétique vide de mémoire et de sens.
Les cultures racisées y sont omniprésentes à l’image, mais toujours absentes des décisions. Leurs récits deviennent sujet d’un storytelling inspirant, calibré, sans aspérités. Ce qui dérange est coupé, ce qui résiste est lissé. Red Bull ne soutient pas les cultures, il les absorbe, les reformate et les rediffuse dans un langage marchand, soigneusement dépolitisé.
Ce que la marque vend, au fond, c’est un monde sans passé, sans lutte, sans trouble. Un monde où l’individu conquérant écrase le collectif, où la performance supplante la parole et où les corps racisés sont tolérés tant qu’ils décorent, mais disparaissent dès qu’ils contestent.
Qui pour raconter l’histoire ?
Ce que Red Bull donne à voir est spectaculaire mais derrière la saturation visuelle, c’est un monde aseptisé qui se construit, un monde calibré pour le marché, pas pour la mémoire. Un monde où seules les cultures rentables survivent, à condition d’être découpées, lissées, pacifiées. Ici, l’oubli n’est pas un dommage collatéral, c’est une stratégie de domination.
Red Bull ne sponsorise pas, il formate. Il ne valorise pas, il extrait. Il ne diffuse pas, il dirige. Ce n’est pas seulement une affaire de marketing, c’est une politique de l’image, un pouvoir narratif qui choisit ce qui peut exister et à quelles conditions.
Il ne suffit donc plus de parler d’appropriation. Il faut nommer ce que cela produit, une annulation, un effacement structuré des récits, des corps, des colères. Et commencer à poser les seules questions qui valent encore :
Qui sélectionne ? Qui capitalise ? Qui décide du visible ? Et surtout : qui disparaît ?
Mr Seavers