Depuis ses débuts le rap avance entre les lignes. Divertir, dénoncer, choquer, éduquer, on en a fait un porte-voix puis un coupable idéal. Certains voudraient qu’il ne cesse de représenter les quartiers, de revendiquer, d’autres l’accusent d’avoir vendu son âme. Mais ce que ces critiques oublient souvent est pourtant fondamental, le rap n’a jamais été un prof, encore moins un programme scolaire. Le rap c’est vivant, c’est un foutoir fécond et parfois, oui, un grand vide.
Car au fond ne rien revendiquer n’a jamais été un problème, le problème, c’est de s’enfermer sans broncher dans les pires clichés, de jouer les voyous sans conviction, d’enchaîner les morceaux comme de vulgaires produits de consommation. Alors oui, le rap peut refuser de jouer au prof mais il ne peut pas s’excuser d’être aussi con, et ce même si ce vide ne vient pas de nulle part, que ce formatage est parfaitement calculé. À l’ère des plateformes, de l’algorithme-roi et des reals de quinze secondes l’efficacité est la seule échelle de mesure. La majorité des morceaux se ressemblent, ils sont courts, répétitifs, pensés pour circuler vite. Il faut plaire, tout de suite. Accrocher sans déranger, s’imprimer dans les têtes, puis repartir. « Le rap est devenu stupide, mais c’est ce qui vend », disait récemment 50 Cent et il a raison.
Malheureusement, cette paresse n’est pas qu’un problème de format, c’est aussi un problème de regard. Car pendant qu’on attend du rap qu’il explique, on l’empêche de chercher. Dans les médias, un rappeur n’a sa place que s’il parle bien, s’il est propre, posé [voir notre article sur Freeze]. Le texte est valorisé non pour ce qu’il révèle mais pour sa capacité à nous rassurer, comme si la légitimité et la crédibilité se mesurait à l’utilité au système…
Et pourtant, le rap a le droit de se contredire, il se le doit. Être intime, absurde, décousu, faire danser, pleurer et penser dans le même morceau. Il peut s’égarer, improviser, se perdre. Mais défendre cette liberté ne doit pas nous rendre aveugles. Une partie du rap qui tourne en boucle aujourd’hui, celui des streams, des playlists sponsorisées, des festivals, promeut des comportements toxiques. Violence gratuite, misogynie, masculinisme, apologie de l’argent sans regard ni recul. Le dénoncer ce n’est pas qu’une question de morale, c’est avant tout une question de responsabilité symbolique car quand tout devient slogan, tout devient banal, et certaines banalités blessent, voir tuent. Et de se demander comment des propos aussi caricaturaux peuvent-ils passer tous les filtres de production ? Comment peut-on accepter qu’un genre aussi riche soit réduit à ces clichés de mâles de banlieues décérébrés ? N’est-ce pas, au fond, tout un système qui a intérêt à maintenir cette image tant qu’elle vend ? Un système traversé par un racisme structurel qui assigne, fige, mais surtout qui empêche de sortir de sa case. Un système qui ne veut pas nous élever, qui veut juste qu’on consomme, qu’on se consume. Car lorsque le divertissement devient injonction à consommer l’autre, son corps, sa souffrance, à s’acheter des identités toutes faites, à faire l’éloge d’une réussite matérielle vidée de sens, alors le rap ne reflète plus le réel, il devient sa propre caricature.
Ce que certains appellent creux est parfois un choix, un refus de conscient de l’héritage, un droit au silence ou à l’absurde. Le rap n’est pas une leçon, il ne suit pas un programme. Il a le droit d’être bête, drôle, bancal, tant qu’il reste habité, traversé par une intention, un souffle, même diffus. Ce qu’on appelle perte de sens, c’est souvent une perte de repères. Et si le rap semble avoir changé, c’est aussi parce que son public a changé. L’auditeur n’est plus un activiste, c’est un client. Il consomme le rap comme un Macdo, sans mémoire, sans question, sans goût, juste pour se nourrir. Le lien s’est distendu, le sens s’est dilué dans l’algorithme.
Mais le rap n’a pas déserté, il parle autrement, vit ailleurs. Et même lorsqu’il ne dit rien, il continue de faire du bruit, le sien, encore faut-il l’écouter autrement. Et si le rap n’a jamais promis d’enseigner, il a trop compté pour qu’on le laisse devenir une vitrine vide. Il doit continuer de secouer, de raconter, de résister. Et parfois, oui, il faut lui dire stop. Quand il nous dessert, quand il glorifie le vide, quand il recycle ces mêmes clichés. Mais pour cela, il faut l’écouter vraiment, pas juste pour le valider, pour se faire valider.
Mr Seavers