La 19ème édition de Festi’Neuch débute ce jeudi 13 juin. « Le festival d’une région, le festival des Neuchâtelois » tel que le décrit son directeur et programmateur, Antonin Rousseau rayonne de plus en plus au-delà de son canton, en accueillant un public extérieur sans cesse croissant.
Cet événement généraliste réunit différentes générations, différents publics, différents styles musicaux. La direction artistique recherche une programmation éclectique en proposant des artistes de renommée internationale qui favorisent la découverte d’artistes moins connus, à l’affiche du festival. « L’identité du festival est aussi intimement liée au lieu, au bord du lac ; c’est un festival urbain, au centre ville de Neuchâtel. C’est peut-être aussi pour cette raison que nous sommes moins « variété » et plus tournés vers les musiques urbaines comme l’électro et le hip-hop, mais pas uniquement, puisque nous sommes le festival de plusieurs publics » nous expliquait Antonin Rousseau lors de l’édition 2018.
D’aucun s’étonneront dès lors de voir que la programmation hip-hop de l’édition 2019 de Festi’Neuch est quasiment inexistante, a fortiori à l’aune de l’affiche des autres festivals généralistes romands qui nous offrent cet été un nouveau florilège des figures de proue et des jeunes talents du courant musical numéro un, à l’instar du récent Caribana Festival.
Mais ne nous attardons pas sur les déceptions compréhensibles et plongeons-nous dans l’un des moments forts de Festi’Neuch 2018 : la venue de Keny Arkana.
Toujours dans une veine militante, Keny Arkana s’est adressée à son public avec passion, avec conviction et avec toute l’énergie de la Rabia Del Pueblo… La rencontre a eu lieu, le public a rendu à l’artiste toute l’authenticité d’un rap conscient, introspectif et spirituel asséné une heure durant. Mission accomplie !
Mais pour repreZent, l’histoire ne s’est pas arrêtée là… Usuellement réfractaire aux médias qui l’ont souvent déçue, Keny Arkana nous a accueillis dans son tour bus, à l’issue de son concert, pour une entrevue exclusive, entre passionnés de hip-hop. Rencontre…
Tu as déjà une prolifique carrière derrière toi, qu’est-ce que tu gardes des débuts de Keny Arkana ?
Alors, mon premier concert c’était le 30 novembre 1998, c’était Prodige Namor qui m’avait invitée à Logique Hip-Hop, ça va faire 20 ans ! C’était une expérience incroyable ! J’écoutais beaucoup d’artistes comme Mobb Deep, Les Sages Po’… Mais la cassette des musiques inspirées de La Haine, je crois qu’aujourd’hui encore, je peux te rapper tous les morceaux par cœur, en entier. Y’avait Sens Unik, d’ailleurs…
Après toutes ces années, où est-ce que tu puises la rage, cette envie de faire du rap « coup de pied dans la fourmilière » ?
Regarde dans quel monde on vit… C’est de pire en pire… La question ce serait plutôt, « comment faire pour ne pas avoir la rage » ?
On m’a souvent cataloguée « rap conscient », mais j’aime pas les cases, la classification du rap. Oui, le message est très important dans mon rap mais je ne fais pas que ça. Il y a beaucoup d’introspection et de spiritualité dans ce que je fais. Quand on dit « rap consicent », ça connote trop le côté ennuyeux, « j’te fais un discours moralisateur », « j’me la raconte philosophe », alors que j’ai pas du tout cette prétention. J’ai arrêté l’école à 12 ans, je suis pas là pour faire la prof et apprendre des choses aux gens. Je partage ma sensibilité, le monde dans le lequel je vis, mon quartier, mon vécu, les choses qui me touchent.
Pour exprimer ce qui te touche, justement, tu pars d’une thématique, d’un événement ?
Je suis pas du tout scolaire, c’est très instinctif. C’est souvent la prod qui va faire que j’écris une phrase, puis une autre, puis une troisième et tout se construit comme ça. Ca peut arriver que j’aie envie de parler de quelque chose qui me touche, d’avoir un thème dès le départ, mais c’est plutôt rare. En général, ma feuille est blanche avant l’instru et j’ai pas forcément de direction. Dès que mon mental entre trop en jeu, je bloque. J’ai besoin que ce soit instinctif, spontané.
Avec la polémique autour de Medine (notamment l’annulation de son concert au Bataclan, ndlr), on s’aperçoit que quelques figures à connotation extrême droite parviennent à ce que les mass médias s’emparent du débat. Pourtant les messages que porte Medine, ceux que tu portes également lorsque l’on parle de l’avenir de la planète, du vivre ensemble ne font que très peu écho chez les généralistes qui continuent à marginaliser le rap ou à le traiter avec condescendance parfois. Est-ce que tu penses que c’est parce que la Vérité Fait Mal, en référence à ton titre éponyme ?
Déjà qui tient les mass médias ? C’est clair qu’il y a des vérités qui dérangent. Des gens comme Medine, comme moi, c’est vrai qu’on dérange. Mais c’est pas étonnant, quand tu vois les clivages en France ou ailleurs, que tu vois que la fracture, le fossé se creusent depuis des années dans la société. Mais cette polémique, c’est abusé ! C’est manipuler la douleur des victimes en disant « regardez, il a une barbe ! Il a écrit un album qui s’appelle Jihad ». Mais justement, le nom complet de l’album c’est « Jihad, le plus grand combat est contre soi-même », précisément pour désamorcer le fait que les gens s’en tiennent au « Jihad c’est pour aller faire la guerre ». N’importe quelle personne qui s’intéresse à sa carrière sait que Medine est un sage et un homme de paix. Tout ça va contribuer à creuser encore le clivage qu’il y a en France. Beaucoup ne cherchent pas vraiment à comprendre et condamnent immédiatement. Mais ça va au-delà, c’est une problématique mondiale… Géopolitiquement parlant, depuis 15 ans, c’est l’Occident contre le monde musulman… C’est triste. Pour moi, les frontières n’ont plus de sens, on a une planète, elle est à tout le monde.
Tu nous disais à l’instant que tu as arrêté l’école à 12 ans, mais tu as grandi, tu as été façonnée par le hip-hop comme ont pu l’être nombre de jeunes de notre époque (la génération 80, ndlr), qui ont développé une conscience des choses grâce au hip-hop… Est-ce qu’au gré des années, tu remarques que ton public change, que tu arrives à emporter avec toi un public plus jeune qui n’a pas forcément été bercé très jeune dans le mouvement ?
C’est une bonne question… Je pense déjà que ceux qui m’écoutaient il y a 10 ans ont eu des enfants qui me connaissent par eux. Mais j’ai dû mal à répondre à cette question… J’aimerais te dire que oui. Maintenant, on voit une certaine tendance dans le rap actuel que les jeunes adorent. On trouve de tout dans le rap aujourd’hui. Mais j’ai l’impression que le jeune public d’aujourd’hui a été habitué à écouter du rap avec de l’auto-tune, avec des mélodies principalement… Nous, c’est vrai qu’on vient d’une génération qui a été éduquée au hip-hop. Les artistes qu’on écoutait avaient avant tout un message. Que ce soit Ideal J, que ce soit Assassin, que ce soit NTM, ça a fait partie de mon éducation… Est-ce que le rap d’aujourd’hui fait partie de l’éducation des jeunes ? J’espère pas… Je pense pas à tout le monde dans le rap… Des artistes comme Damso, Kendrick Lamar sont d’excellents contre-exemples. Mais quand j’entends des rappeurs qui parlent de kalash toute la journée et qu’à Marseille, le soir, on entend les bruits de kalash, ça fout les boules, tu vois…
En 20 ans de carrière, Keny Arkana a évolué et étoffé sa musique, ajoutant à la révolutionnaire un registre personnel indéniable. Mais elle a gardé cette authenticité et cette ferme intention de s’adresser à un public en qui elle souhaite voir résonner ses coups de cœurs, ses peurs mais aussi ses espoirs et ses idéaux. Un concert de Keny Arkana, c’est une communion d’idées et d’émotions assurée. Ce dont les Neuchâtelois ont pu bénéficier sans bouder leur plaisir, en ce mois de juin 2018.
Par Sadri