Deux concerts annulés, deux rappeurs ciblés, deux réactions radicalement différentes. Médine soutenu, Freeze Corleone isolé. Derrière les silences et les tribunes un même système de censure qui rend les artistes (in)fréquentables.

Ces dernières semaines, deux concerts ont été annulés en France. Deux décisions politiques avec à chaque fois une même logique sécuritaire brandie comme bouclier. À Saint-Quentin, c’est Médine qu’on a déprogrammé, aux Eurockéennes de Belfort, c’est Freeze Corleone. Pas de condamnation judiciaire dans un cas comme dans l’autre, aucun trouble constaté, juste cette vieille équation qui veut qu’un rappeur plus une polémique donne une annulation.

Rien de bien neuf nous direz-vous, et pourtant. L’annulation du concert de Médine a provoqué un tollé. Une tribune, signée par plus de 150 personnalités, a dénoncé une « censure politique inacceptable ». Une partie de la presse s’est emparée de l’affaire, on a parlé d’atteinte à la liberté d’expression, de dérive autoritaire, de surenchère identitaire. Certains ont interrogé la République sur sa capacité à tolérer la critique, la mémoire coloniale, la voix des quartiers. Bref, l’annulation du concert de Médine a suscité, à juste titre, indignation et débats.

Et du côté de Freeze Corleone ? Rien ou si peu. L’annonce de l’interdiction a été relayée par des dépêches froides, vulgaire fait divers. À chaque fois on ne met en avant que les arguments de l’interdiction : paroles antisémites, complotistes, haineuses et bien entendu, les fameux risques de trouble à l’ordre public. Pas de tribune collective pour Freeze, pas de débat sur la liberté artistique, tout juste des conclusions disant que « décidément cet artiste ne laisse pas indifférent », à croire que Freeze ne mérite pas d’être défendu.

Et pourtant les ressorts sont les mêmes, dans les deux cas c’est une décision politique prise sous pression de la droite, des paroles sorties de leur contexte, une peur de l’image et toujours cette même logique de soupçon. Les interdictions se répètent, de ville en ville, sans qu’aucune condamnation ne les justifie. Et si l’on mobilise les mêmes arguments pour deux artistes très différents, un seul reçoit un soutien public. Pourquoi ?

Parce que Médine s’est rendu plus lisible. Son image de père, sa barbe blanchissante, il est devenu plus fréquentable. On l’invite, il débat, il s’explique, il a voix au chapitre. Freeze, lui, dérange. Plus fermé, plus cryptique, plus brut, mais surtout il ne s’excuse pas, il ne se justifie pas. Et ça suffit à l’exclure du champ de la légitimité. Freeze est essentialisé, figé dans le rôle qu’on lui assigne sans jamais lui laisser d’espace pour exister autrement. Un simple soupçon d’antisémitisme a suffi à l’éloigner des plateaux, à dissuader les signatures, à faire taire les soutiens. Même sans condamnation, même sans incident, il devient intouchable. Défendre Freeze c’est s’exposer, alors les médias se taisent. Ce deux poids deux mesures repose aussi sur un imaginaire raciste bien ancré. Médine c’est le rappeur engagé, politisé, indentifiable, classable. Freeze c’est le rappeur radical, provocateur, noir, donc dangereux. On tolère l’un, on isole l’autre. Et c’est là que réside le cœur du problème. Médine et Freeze sont tous deux victimes d’un même système mais ils en incarnent chacun une faille différente. Médine est le symbole d’un rap politisé qu’une partie des médias accepte pour autant qu’il reste dans les clous. Freeze c’est celui qu’on écarte, qu’aucun média n’ose défendre. Deux figures, deux postures, deux traitements, mais toujours la même logique d’exclusion.

Cette logique ne semble épargner personne car ce ne sont pas seulement les médias dits « mainstream » qui jouent ce jeu, même les médias plus pointus semblent s’y conformer, par prudence, par stratégie, mais surtout par lâcheté. Car ici il ne s’agit plus d’adhérer ou non au message des artistes, de chercher à faire des clics, il s’agit de décider qui a le droit d’exister dans l’espace public et qui doit disparaître sans bruit.

Qu’on soit fan de Médine ou de Freeze, et ici on l’est des deux, la question reste la même : pourquoi l’un reçoit-il des soutiens quand l’autre est laissé seul ? Ce deux poids deux mesures médiatiques dit beaucoup de notre époque. De ce que l’on accepte, de ce que l’on censure, mais surtout, de qui on accepte de défendre. Et si la liberté d’expression protège uniquement les artistes que le système classe comme présentables alors ce n’est plus une liberté, c’est un privilège sous conditions.

Mr Seavers