Je me souviens de ces concerts de rap où le DJ était au centre de la scène. Il imposait son rythme, montrait ses skills, tout reposait sur lui… Aujourd’hui ? C’est au mieux un pote, au pire un figurant qui appuie sur un bouton, baisse les yeux, tire sur son bédo et laisse tourner le playback. La culture du DJ live s’est envolée, et avec elle, une certaine idée de ce qu’est un concert de rap. Ce n’est pas un détail, c’est un symptôme. Sur scène, l’énergie s’est dissoute, l’art de la performance a cédé la place au minimum syndical. Playback, retards, absence d’âme : les concerts sont devenus une case à cocher, une obligation contractuelle de plus.
Le rap amputé
Le live a longtemps été le terrain d’expression naturel du rap. Un lieu de rencontre, mais surtout d’affirmation. Le DJ envoyait l’instru, le MC balançait son couplet, le public répondait. L’ambiance façonnait le rythme, l’erreur servait de jauge du réel niveau de l’un et de l’autre.
Aujourd’hui, le rap se consomme généralement seul, en ligne, morceau par morceau, dans des bulles algorithmiques. Le concert n’est plus un espace à construire, c’est une extension du numérique. Résultat, quand vient l’heure de monter sur scène, beaucoup tombent de haut. Ils n’ont jamais appris, ils ne savent pas quoi faire de l’espace, de leur corps, du silence, du public, alors ils ne font pas.
Une mécanique déréglée
Et les symptômes s’accumulent. Le playback s’est imposé comme une nouvelle norme, les sons originaux tournent en boucle pendant que les rappeurs backent leurs propres paroles, parfois même en décalé. La scénographie ? Soit elle est inexistante, pas de mise en scène, pas de narration visuelle, juste quelques silhouettes statiques à l’arrière et un artiste qui erre. Soit, à l’inverse, elle est surchargée. On sort l’artillerie lourde pour masquer le vide, pour maquiller l’incompétence. On espère que la lumière fera oublier le néant. À cela s’ajoutent les retards, les sets écourtés, les enchaînements bâclés de hits. L’attention du public est traitée comme acquise, jamais conquise. Et tout cela se paie, des billets hors de prix, des frais absurdes, pour une performance au rabais. Ajoutez un manque de souffle, des regards fuyants, une incarnation absente, et vous obtenez le concert de rap standard. Une mascarade. Un Spotify boosté aux basses, augmenté d’un stroboscope et d’un effet de foule.
Des artistes déconnectés…
Le plus frappant, c’est l’absence d’envie. Beaucoup de rappeurs ne veulent pas être là et ça se voit. Ils montent sur scène comme on pointe à l’usine. Leurs regards fuient, leur voix se perd dans la reverb ou un autotune mal maitrisé. Ils viennent « faire le show », mais n’y mettent rien d’eux.
Experts en image quand il s’agit de générer des likes, calibrés pour les formats courts, ces artistes excellent dans la mise en scène numérique. Ils savent choisir la bonne lumière, la bonne phrase, le bon filtre, ils captent l’attention dans une story, déclenchent l’engagement sous un reel. Mais dès qu’il faut tenir la scène, tenir un regard, une respiration, un silence… tout s’effondre.
Sur scène les masquent tombent, le réel les trouble. La scène, avec ses aspérités, ses imprévus, sa durée, leur échappe. Déconnectés, ils finissent par trahir leur propre musique, leurs prestations vides les trahissent.
Un public complice
Mais ce serait trop simple de tout mettre sur le dos des artistes. Car le public, lui aussi, a baissé la garde. Il accepte, pire il valide. Il saute, filme, applaudi même quand le MC ne rappe pas une seule mesure… Le pogo est devenu une soupape, une manière de transformer un concert faible en moment d’énergie factice. Quand l’artiste ne tient pas la scène, c’est le public qui prend le relais. Il crie, hurle les paroles, comme pour remplir le vide laissé par l’absence d’incarnation. Le pogo, autrefois exutoire collectif d’une intensité musicale réelle est devenu un cache-misère. Il sert à masquer le manque, le manque de souffle, le manque de présence.
Mais au fond, le public aussi vit dans le virtuel. Il ne vient plus forcément pour vivre un moment mais pour pouvoir montrer qu’il y était. On se filme au concert qu’importe ce qui s’y passe. L’essentiel est d’alimenter sa story, de générer de la validation, de faire croire que c’était incroyable. Même si c’était tiède, même si c’était creux. Cette surenchère masque le vide, pire, elle le légitime. Et ce cercle vicieux empêche tout changement. Pourquoi se remettre en question quand tout dit que le concert était incroyable ?
Une industrie court-termiste
Ce modèle ne tient que parce qu’il est rentable. Tant que les billets se vendent, tant que les streams explosent, personne ne veut freiner. Les labels signent sur les stats, les tourneurs rêvent grand et les artistes finissent par croire qu’une fanbase virtuelle garantit une salle pleine. Mais la réalité les rattrape : ventes décevantes, tournées annulées, retours catastrophiques. Les rappeurs surexposés, sans aucune expérience scénique sont rattrapés par le réel. Et ça se voit, et se filme…
Les vampires parient sur l’euphorie, rarement sur la durée. Sans mémoire ni culture hip-hop, ils capitalisent sur l’instant, prennent leur part et laissent les artistes gérer les conséquences. Ils vendent du live comme on vend un savon, sans se soucier de l’héritage et encore moins de l’apprentissage. À travers cette logique court-termiste c’est aussi notre autonomie qui est visée. C’est un moyen de plus de nous maintenir dépendants, de leurs réseaux, de leur logistique. Depuis le début l’industrie musicale bloque nos accès, verrouille nos marges de manœuvre et délègue à d’autres le soin de raconter notre culture à notre place.
Reprendre la scène
Ce n’est pas une crise technique, c’est une crise culturelle et politique. Le rap et ses concerts ne sont pas foutus, il sont à reconquérir. Nous devons collectivement dire stop à cette mascarade. Public comme artiste. Il faut cesser de faire semblant, de reproduire ce schéma, de se satisfaire d’un ersatz de performance. Il faut réapprendre à rapper debout, sans filet. À se présenter, à habiter l’espace, à faire vibrer une foule sans artifices. Il faut se regarder en face et se demander si nous avons envie d’être des produits ou des interprètes ? Des chiffres ou des voix ?
Heureusement, des artistes tracent leur propre voie, maîtrisent leur production, leur diffusion, leur scène. Et avec eux des figures issues de la culture hip-hop (managers, techniciens, organisateurs, journalistes) bâtissent patiemment d’autres circuits, d’autres formats, d’autres récits. Mais le chemin est encore long et il faudra bien plus que quelques exceptions pour inverser la tendance, faire école et pouvoir prendre la maîtrise de notre business.
Le concert ne peut plus être un bonus, il doit redevenir le cœur. Le lieu de la preuve, du lien. Là où le rap respire, là où il vit.
Mr Seavers