Quand on a appris que le documentaire No Other Land venait de gagner un Oscar, on s’est réjouis, on s’est dit qu’enfin, la Palestine recevait une forme de reconnaissance. Mais quelque chose ne collait pas… Oui, défendre la cause palestinienne est devenu tendance, mais au point de recevoir un Oscar ? Non, quelque chose ne fonctionnait pas, et comme on est de nature suspicieuse on a creusé. Du côté d’Israël rien de bien neuf, on crie au scandale et à l’antisémitisme, mais du côté palestinien on voit de plus en plus de publications sur Instagram nous dire que rien ne va, ou presque, dans ce documentaire. On va essayer de vous expliquer pourquoi.
Si No Other Land est présenté comme un regard sincère sur la vie d’un Palestinien sous occupation israélienne, en fait il cache une réalité bien plus insidieuse. Il sert moins de miroir aux souffrances palestiniennes que de tremplin pour la normalisation*, ce processus qui transforme l’occupation israélienne en une réalité acceptable, voire légitime, aux yeux du public occidental. En d’autres termes, et même si les souffrances palestiniennes sont reconnues, elles sont en même temps adoucies pour plaire à ceux qui ne veulent pas voir la vraie nature du conflit.
Ce qu’on nous propose à travers ce documentaire, c’est une version « diplomatique » de l’histoire palestinienne. Une version qui cherche à ne pas trop réveiller les consciences, à faire une sorte de service minimum en se contentant d’effleurer la Nakba, les colonies ou la répression quotidienne. Pire, No Other Land nous dit que la Palestine n’a de légitimité que si elle passe par le prisme d’une collaboration israélienne. Une collaboration qui, sous couvert de paix, fait disparaître les véritables protagonistes du récit : les Palestiniens eux-mêmes.
Et ce phénomène va bien au-delà d’un simple documentaire. Il s’agit en fait d’une tentative de faire entrer le récit palestinien dans ce qui plaît, dans ce que l’Occident trouve confortable, et qui évite soigneusement de confronter les puissances internationales à la réalité du colonialisme. On veut apaiser les tensions mais sans jamais aller aux racines du problème. Alors on déroule un récit qui détourne l’attention des injustices structurelles pour se concentrer sur des récits de coexistence et de paix, comme si l’histoire de la Palestine pouvait se résumer à ça.
Le discours de Yuval Abraham lors de la remise de l’Oscar est aussi révélateur. Dans ses mots, on pourrait même croire qu’avant le 7 octobre ce n’était finalement pas si terrible, comme si les souffrances palestiniennes n’avaient commencé que ce jour-là. Un discours qui efface 75 ans de luttes. Abraham a fait le choix dans son discours de ne pas évoquer la Nakba, le colonialisme de peuplement, ou encore de parler de génocide. Il a préféré réduire le conflit à une simple escalade de violence, presque un moment isolé, en oubliant de mentionner le contexte profond qui l’a créé.
Accepter cette narration, c’est accepter la normalisation, c’est accepter que la colonisation israélienne continuera sans jamais être réellement remise en cause, pire, que l’occupation est une donnée inaltérable, sans véritable contestation. Ce film, en évitant de confronter les injustices fondamentales du conflit, justifie indirectement un système où l’occupant et l’occupé seraient égaux dans leurs responsabilités, effaçant ainsi la dimension coloniale et la lutte des Palestiniens pour leur autodétermination.
On le voit, cette controverse dépasse la simple victoire aux Oscars. Elle soulève la question de savoir comment les voix palestiniennes sont élevées — ou ignorées — sur la scène mondiale. Beaucoup de ceux qui défendent une véritable représentation de la Palestine estiment qu’il est grand temps que les Palestiniens soient entendus sans qu’une présence israélienne serve de filtre. Ce film, au contraire, renforce des systèmes qui empêchent cette voix authentique de s’élever. Il est crucial de déplacer le focus vers les expériences palestiniennes, en leur offrant l’opportunité de raconter leurs propres histoires, non pas sous l’angle d’une coexistence acceptable pour le public occidental, mais en tant que récits de résilience, de lutte et d’autodétermination.
Ce n’est pas une question de cinéma. C’est une question de justice. Reconnaître l’histoire palestinienne, c’est accepter que cette histoire soit racontée par ses propres protagonistes, sans filtres, sans compromis. Tant que ce ne sera pas le cas, cet Oscar restera une victoire vide, un écran de fumée qui cache les véritables enjeux du conflit.
Mr Seavers
* Normalisation : Le terme désigne ici un processus par lequel des récits de coopération ou d’apaisement entre Israël et la Palestine sont valorisés, souvent au détriment d’une analyse critique des inégalités systémiques, des injustices et des violations des droits humains. En simplifiant le conflit et en proposant une « coexistence » où les responsabilités sont prétendument partagées de manière égalitaire, la normalisation efface les déséquilibres fondamentaux du pouvoir et des droits. Elle peut être perçue comme un moyen de rendre l’occupation israélienne plus acceptable sur la scène internationale.