L'interview de Youssoupha

Parce que Youssoupha a des choses à dire et qu’il le fait bien, nous avons dû nous y prendre à deux fois pour mener à terme cet interview, au Festi’Neuch puis au Royal Arena. Deux rencontres donc pour parler de sa carrière, sa vision de l’industrie, ses sources d’inspirations, les médias et l’évolution du rap en France, etc.

repreZent : On dit que l’habit ne fait pas le moine, parle nous de ce tee « Geste do it ».
Youssoupha : « Geste do it » c’est un concept né sur ma précédente tournée, il était là pour inciter toute mon équipe à se lâcher, à prendre des initiatives, à agir par le geste… Comme je suis surtout reconnu pour ce que j’écris, j’avais aussi envie de dire que j’allie le geste à la parole, et c’est comme ça que c’est devenu une sorte de credo, que c’est resté.

repreZent : Tu nous parles de ta précédente tournée, depuis tu es devenu très médiatique, comment est-ce que tu gères ça ?
Youssoupha : C’est quelque chose de nouveau pour moi, ça fait un peu bizarre surtout que « Noir Désir » c’est mon 3e album et même si j’ai toujours eu une reconnaissance et une notoriété dans le milieu rap, je n’avais jamais été surexposé médiatiquement. Là ça m’arrive, ça m’amuse un peu, mais c’est vrai que c’est très bien pour moi. Ça me permet de faire plus de concerts, de participer à des plus gros festivals, de rencontrer plus de monde. C’est vraiment un énorme avantage parce que je fais des disques pour aller sur scène. Après pour le reste ça donne plus de moyens à mon équipe pour travailler sur la promotion et tout. Mais bon, dans l’absolu ça m’arrive, j’ai la trentaine, je suis déjà papa donc voilà… je ne récupère pas tout ça pour mener une vie de rockstar donc ça va!

repreZent : N’as-tu pas un peu l’impression que seul le scandale réussi à intéresser les médias au rap ?
Youssoupha : On ne va pas se mentir, le rap n’intéresse pas les médias généralistes par son aspect musical, mais par les anecdotes, les polémiques… J’ai eu cette polémique avec Zemmour, au début ça n’a pas spécialement joué en ma faveur. Les gens ne me connaissaient pas alors qu’ils le connaissaient lui. Il a fallu que je fasse une tribune dans Le Monde, que les gens apprennent à me connaître… ça a pris du temps pour qu’ils découvrent ma musique. Après ça m’a été un peu plus favorable, mais il fallait encore suivre avec un disque de qualité pour vraiment être reconnu. Je pense qu’il fallait passer par ces étapes… Maintenant c’est presque l’inverse, on me demande si ça ne me gêne pas de faire toutes ces télés, qu’on me parle toujours de mes études, de ma note à mon bac de français, du fait que je m’exprime bien, etc. Je ne peux pas dire que ça me dérange, ça fait partie de ma vie et j’en suis très fier. Je suis fier de mes diplômes, car j’étais venu en France pour ça. Mais maintenant je vois bien le côté un peu vicieux du truc où l’on va donner l’impression que j’invente l’intelligence dans le rap alors que pas du tout en fait, y’a de nombreux rappeurs avant moi qui étaient diplômés, intelligents et qui s’expriment 10x mieux que moi. Mais bon, je caricature un peu, je fais un peu cobaye de la cause et si ça doit passer par moi ça ne me dérange pas, tant qu’à un moment donné je peux prendre la parole pour exprimer mon point de vue. Et puis si après derrière ça permet à une génération de ne plus avoir à passer par ces cases anecdotes, polémiques, etc.. Alors c’est que ça aura vraiment servi à quelque chose.

repreZent : Tu penses qu’on va pouvoir sortir de ce schéma médiatique ?
Youssoupha : C’est obligatoire… par contre en France pour ce que je connais, j’ai eu l’occasion de côtoyer pas mal de médias et j’ai un peu l’impression qu’ils sous-estiment toujours la place du rap, qu’ils stigmatisent sa place. Mais c’est un combat qui est vain, le rap prend une part majeure de la culture populaire actuellement et auprès de la jeunesse c’est le mouvement numéro un… alors, fermer les yeux sur ça ce n’est pas possible, on cherche à gagner du temps, mais à un moment donné ça va basculer, ils vont être obligé de faire avec les rappeurs et les acteurs du mouvement hiphop…

repreZent : Il me semble que ça fait plus de 20 ans qu’on dit ça et pourtant rien n’a vraiment changé…
Youssoupha : C’est vrai, mais moi j’en suis persuadé que ça va changer parce que ça fait 30 ans qu’on est là et on va avoir des générations entières qui seront nées dans le rap. À un moment ça a été une culture nouvelle, et il faut bien comprendre que c’est une culture qui a été importée, le rap a une cohérence culturelle aux États-Unis avec le funk, la soul alors que pour nous c’est complètement inventé, on ne vient pas des yéyés. C’est venu, ça n’avait aucune attache culturelle par rapport à la tradition musicale française… ici, tout a commencé à zéro. Mais à un moment, on va avoir des gens qui sont nés dans le rap… ils avaient 5 ans au début de NTM, 25 ans pour la Sexion d’Assaut… et quand ces gens-là vont être aux manettes, quand ils occuperont des places importantes dans l’industrie ou la société alors le rap sera perçu de manière bien moins marginale. Et puis je trouve que ceux qu’on appelle les « papis du rock » n’ont pas vraiment fait preuve de tolérance par rapport au rap alors qu’eux-mêmes à une époque étaient aussi stigmatisés. Par rapport à l’accès aux festivals, à la radio, la TV… c’est dommage qu’ils n’aient pas fait preuve de plus de tolérance.

repreZent : Mais peut-être que c’est justement cette stigmatisation qui sauve le rap de récupérations…
Yousoupha : À un moment on ne va pas pouvoir éviter d’être récupéré par des gens qui veulent toucher un grand nombre de personnes… Il ne faudra pas s’en plaindre, ça fait partie de l’évolution naturelle des choses, on est une culture majeure donc c’est normal que ça intéresse du monde. Ça fait partie du truc, on est caricaturé, récupéré, c’est normal.

repreZent : Et l’aspect commercial de la musique ?
Youssoupha : L’aspect commercial, alors effectivement l’argent n’est pas et ne sera pas mon directeur artistique, mais il faut arrêter de le traiter comme un tabou, au contraire c’est quelque chose à prendre en compte. Dans le sens où le rap est une industrie qui génère de l’argent, qui génère des intérêts, etc., et que si nous on ne s’en occupe pas d’autres vont le faire à notre place. On ne peut pas continuer à dire « nous on est là, mais l’argent et tout l’aspect commercial on s’en fout » parce que pendant qu’on le dit, skyrock ils font de l’argent, les magazines ils font de l’argent, la secem fait de l’argent, etc. À un moment donné il faut prendre ses responsabilités, on génère de l’argent donc il faut savoir en profiter, pour moi la limite c’est que l’argent ne doit pas devenir un directeur artistique.

repreZent : Justement, qui est ton directeur artistique ?
Youssoupha : En grande partie c’est moi, mon inspiration… en grande partie, car tu vois, là ce qui se passe pour moi actuellement c’est exactement ce dont j’ai rêvé quand j’ai touché un micro pour la première fois. Je suis un amoureux du rap français, et je ne veux pas qu’on m’en demande plus ou moins. Quand j’ai décidé de mettre des musiciens sur scène on m’a dit « fais un truc plus jazzy, plus chanson… ». Non, moi je fais du rap et j’aime ça, je n’ai pas de complexes à faire du rap français. J’aime l’héritage d’Iam, j’aime Guizmo, j’aime le rap, j’aime cette musique et je ne veux pas qu’on me complexe par rapport à ça. Par rapport à ça aussi je n’ai pas de limites, pas de case, je veux faire ce que je veux, un truc dubstep avec La fille du voisin, j’ai chanté avec les Brigitte, je viens de faire un truc avec Amadou et Mariam et après je fais le remix du son de Zoxea avec Busta Flex. J’ai rêvé de pouvoir faire ce genre de connexions, d’être libre sans que les gens disent « ouais Youss il est commercial, il fait des trucs avec X ou Y », moi la street credibility dès le départ je m’en fous. Je suis content de ça, ça m’a bien réussi et je veux continuer comme ça. Mais je ne peux pas nier non plus que mon public à une part dans ce qui fait mon inspiration. Ce n’est pas qu’il me commande, mais je dois reconnaître que faire des concerts ça m’inspire, ça me donne des indications sur ce que j’ai envie d’écrire, de faire partager. Mon public a quand même de l’influence sur moi, l’industrie moins, les radios pas du tout, les maisons de disques non plus (d’ailleurs je n’en ai pas…). Mais quand même le public, mon public a une influence…

repreZent : Est-ce que ta façon de travailler a changé depuis ton premier album ?
Youssoupha : Pour le premier album, c’est un peu différent, parce que finalement t’as toute ta vie pour l’écrire et l’imaginer… Mon premier album je l’ai sorti à 25 ans et j’ai eu, en quelque sorte, 25 ans pour l’écrire. Après ça se corse un peu parce qu’il faut raconter ce qui s’est passé ou ce qu’on a ressenti de nouveau sur un ou deux ans. Du coup, j’ai développé mon sens de l’observation, ce qui pouvait être des détails avant maintenant je m’y intéresse. Notamment la culture, le cinéma, les livres, les disques que j’écoute, les conversations que j’ai, les lieux que je vois, les informations que je reçois… je suis beaucoup plus sensible à tout ce qui m’entoure, je prends beaucoup de notes, c’est comme ça que je nourris cette base de données, cette base de ressentis et là l’inspiration commence.

repreZent : Est-ce que cela veut dire qu’il t’a fallu un disque pour être attentif à toutes ces choses ?
Youssoupha : En fait, avant je ne savais pas que j’allais en faire quelque chose, ce n’était pas de la matière, mais du vécu. Aujourd’hui, le vécu reste puisque je continue à être un homme qui vit, père de famille, j’ai des tournées, je rencontre des gens… mais j’ai vraiment conscience que mon vécu est ma matière. Du coup j’ai mis en place une méthodologie pour être plus inspiré sur ce qui me tient à cœur. Si tu veux avant le premier album je recevais du monde, mais le monde ne recevait pas de moi. Alors qu’une fois que tu sors un album ça change, tu touches un public qui lui te renvoie une réponse et là l’interaction s’installe. Par exemple pour moi c’est impossible de ressortir un nouvel album sans partir en tournée. J’ai besoin d’avoir le vécu, cet échange qu’a pu procurer mon disque à ceux qui l’écoutent. J’ai besoin de savoir ça. Des fois j’ai douté de mon inspiration quand je restais trop dans mon microcosme parisien, la tête dans le guidon… au bout du compte j’avais un miroir déformant de ce que je faisais, on me disait « mouais, ce n’est pas intéressant ça… mouais ça bof… ». Alors que lorsque je pars en tournée des gens viennent me dire « quand tu dis ça, tu sais ça me touche, ça me parle, c’est ça que j’écoute dans ma voiture »… et là jme dit « waaaooo ». En fait dans nos certitudes parisiennes, on snobe, on prend un peu tout de haut. Mais les vrais gens, les gens authentiques et bien je remarque que je partage plus de choses avec eux que je ne le pensais et ça y’a que les concerts qui me le font ressentir.

repreZent : Mais à contrario est-ce qu’il y a des rencontres qui te font regretter certaines choses que tu aurais écrites ?
Youssoupha : Je ne regrette absolument rien, jamais. Par contre, et c’est ça qui fait le kiff et la complexité de la vie artistique… ça va paraître un peu fou ce que je vais dire… mais il m’arrive de ne pas être d’accord avec moi-même. Que j’écoute une de mes phrases et que jme dise que c’est exagéré, inexacte ou alors que je réalise que je ne suis plus d’accords avec ce que je dis. Mais je ne changerai pas mes textes.

repreZent : T’as des exemples qui te viennent là ?
Youssoupha : J’ai deux exemples qui me viennent à l’esprit là, un ancien et un plus récent. Par exemple dans « Eternel Recommencement », je disais « j’ai plus d’amour pour sheitan que pour certains chefs d’État d’Afrique ». C’est quand même un peu excessif de dire ça comme ça. Maintenant le truc c’est que lorsque je l’écoute et même si je ne cautionne pas, je sais pourquoi je l’ai dit. Je ne raie pas parce que j’étais dans une émotion où ma haine, ma colère était excessives et du coup c’est comme ça que je voulais l’exprimer, pour que ça les dérange aussi… Mais maintenant quand j’écoute je me dis que c’était vraiment exagéré, mais c’était mon point de vue à ce moment-là, avec ses excès… mais que Dieu me pardonne. Et plus récemment, on m’a sorti un passage de mon outro de Noir Désir (outro que je n’ai jamais écouté depuis le jour où je l’ai enregistré en one shot) où apparemment je dis « avec l’amour je peux tout faire, avec la haine jpeux mieux faire encore ». Ca me fait sourire parce que c’est un album qui parle d’amour et tout… je dois dire que je ne suis pas vraiment d’accord avec cette phrase, mais je sais que quand je l’enregistre, le contexte fait que c’est le dernier morceau de l’album, que j’enregistre en impro… et comme on sortait l’album en indé, qu’on a eu pas mal de bâtons dans les roues c’était un peu « nous contre le reste du monde » et avoir autant d’adversité ça ma galvanisée aussi, ça a été un moteur… je pense que c’est pour ça que je dis « avec l’amour jpeux tout faire, avec la haine jpeux mieux faire encore », je ne suis pas fier de dire ça, mais à ce moment-là c’est une parole tout à fait justifiée. Je ne veux surtout pas me censurer ou regretter après coup, c’est aussi une façon d’accepter son passé et ses états d’âme. Je refuse qu’on prenne mes paroles comme une voix de la raison, même moi je trouve que ce que je dis peut être parfois léger (des fois je dis quand même des trucs pertinents aussi !… ), mais non, il ne faut pas prendre ma parole comme parole d’évangile.

repreZent : Avant de terminer notre interview, nous aimons posé cette question : repreZent ça veut dire quoi pour toi ?
Youssoupha : Spontanément c’est le titre de Nas qui est dans mon top 3 de tous les titres rap US et français confondu… repreZent c’est ça. repreZent le rap français, repreZent notre culture, repreZent qui l’on est.… Qu’on me laisse faire du rap, juste qu’on me laisse faire du rap. C’est ça pour moi repreZenter.

repreZent : Merci, je crois qu’on a fait le tour là, merci.
Youssoupha : Que demande le peuple ?

repreZent : Ah bein ça c’est une bonne question tiens, que demande le peuple ?
Youssoupha : Que demande le peuple ? À ce que l’on arrête de constamment monter les gens contre les autres, qu’on arrête de lui dire ça c’est mauvais, ça c’est mal… Qu’on arrête de cultiver chez les gens le mépris, la séparation, la distance pour des raisons culturelles, ethniques, etc. Parce que contrairement à ce que l’on croit les gens ne sont pas autant vicieux ou méchants, les gens sont ouverts à la culture, aux autres gens, aux autres affaires. Maintenant on donne l’impression, dans l’imaginaire collectif, dans le message médiatique qu’il y a une guerre entre les communautés alors qu’il y a un principe de tolérance qui s’il était mis en avant serait compris, les gens comprennent les nuances.