scylla

Si dans la mythologie Scylla est une nymphe changée en monstre marin par jalousie, la réalité de l’histoire du rappeur du même nom est complètement différente. Scylla a décidé de lui-même de plonger dans les Abysses, s’immerger dans l’obscurité la plus oppressante possible afin d’y trouver la lumière et de là, pouvoir tracer sa route.
Quand je suis arrivé dans le rap, même s’il y avait de la mélancolie j’étais dans une autre veine, dans quelque chose d’un peu fougueux, ensuite il y a certaines remises en question; Pourquoi je fais des egotrips? Pourquoi je fais ci? C’est une sorte de déconditionnement, mais en même temps une interrogation sur le monde, ça donne « Abysses ». On sent que c’est un peu torturé, mais mon but était d’aller chercher la lumière tout au fond. Avec « Masque de chair », je cherche certaines réponses à ces tortures, pour moi ça a été des quêtes philosophique et spirituelle, tu en retrouves beaucoup dans cet album. Et maintenant il y a vraiment un apaisement, une liberté… c’est vraiment ça, arriver à un point où après t’être retourné la tête dans tous les sens, de brasser large, tu comprends qu’en fait il n’y a pas de réponse définitive. Une fois que tu as compris ça, tu deviens vraiment libre dans ta tête. Tu donnes simplement le sens que toi tu veux donner aux choses. Je suis arrivé à me défaire de cette obligation à devoir mettre des mots sur les choses. Je suis beaucoup plus apaisé par rapport à tout ça… Donc voilà, ça sort… « Pleine Lune » est plus positif de manière générale, il est libéré, c’est vraiment ça pour moi. C’est un soir de pleine lune, on part sur la Lune, on quitte un peu, on quitte. On était sur la Terre, on quitte. On prend un peu de la hauteur, on regarde la Terre depuis la Lune. On regarde depuis en haut donc on peut se permettre de rêver un peu, c’est un moment d’évasion… de sortir de son quotidien. Et à la fin, avec le dernier titre, on revient sur Terre, on retrouve notre quotidien. Voilà ce que je voulais faire. 

Prendre conscience de sa réalité, l’assumer est aussi un moyen de ne pas reproduire le mythe dans lequel le monstre terrorise les marins lorsqu’il se rend compte de son état. Au contraire, c’est en cherchant au plus profond de soi que l’on devient enfin humain, lorsque l’on se libère des toutes les contraintes.
C’est incroyable quand tu prends du recul sur toi même, tu vois à quel point tu es conditionné… ça fait vraiment peur… chaque pensée est conditionnée. C’est très difficile, mais une fois que tu prends conscience de ça… pour moi, voir à quel point je l’étais et donc les gens autour de moi aussi… j’essaie de m’affranchir de ça même si tu sais que tu ne le seras jamais complètement. C’est quelque chose qui fait mal, quelque chose qui fait peur. Et à ce moment-là, tu prends conscience de ces choses tu te sens vraiment différent des autres. Une fois que tu prends conscience, c’est comme si tu sortais de toi-même pour t’observer. Les gens sont ancrés en eux-mêmes, ils regardent, ils sont dedans, ils suivent un chemin… ils ne prennent pas le temps. Mais une fois que tu t’arrêtes… boom. Tu commences à te demander si ce que tu dis c’est toi ou un truc que tu as lu, entendu… qui est vraiment moi dans tout ça? Quand tu commences à entrer dans ce genre de réflexion, ça devient un réflexe, une fois que ça devient un réflexe, tu te rends compte que la plupart du temps les gens n’ont aucun recul vis-à-vis d’eux-mêmes… et donc toi t’es toujours comme ce mec qui ne danse pas en boîte, qui regarde et qui voit toute la comédie humaine… du coup il n’arrive pas à reproduire cette comédie. C’est un peu pareil, t’es un peu décalé avec le monde, c’est pas évident… faut réussir à ne pas entrer dans une sorte de jugement sur les autres, de simplement être soi-même, d’avoir sa propre quête.

Une quête qui après 3 albums semble claire, mais qu’aurait dit le Scylla des débuts sur un album comme « Pleine Lune » ?
Peut-être que je me serais dit « ah j’ai osé faire ça » parce que quand tu rappes et que t’as un public tu peux vite te laisser tyranniser par ce que tu crois qu’ils attendent de toi. Mais une des valeurs que je prône depuis le départ c’est la liberté, le déconditionnement, la capacité à penser seul, à pouvoir ressentir les choses seules sans se faire diriger systématiquement par tout le monde. Une des meilleures manières pour moi de prouver ça, c’est d’appliquer ce principe de liberté et de faire ce genre de chose. Même si je sais que je ne vais pas faire que ça dans ma carrière.

Mais au fait, comment a commencé ta carrière ? Quel est ton premier souvenir lié à l’écriture ?
Je devais avoir 18 ans, j’ai commencé assez tard. Il y avait eu des émeutes à Bruxelles, Anderlecht plus précisément et ça s’étendaient dans la ville. Ce soir-là il y avait un concert d’Iam, les émeutes duraient depuis quelques jours et les grands frères nous avaient dit « vous n’allez pas là où il y a le concert, il va y avoir des émeutes ». Et comme les grands frères, c’était vraiment les grands du quartier, on savait qu’ils étaient bien informés donc on a dû attendre qu’ils arrêtent d’avoir un œil sur nous pour pouvoir partir… Donc on était bloqué là, je n’avais rien à faire et j’ai écrit mon premier texte.

Un premier texte écrit un peu par dépit en fait, comme un jet de lumière écrit dans l’obscurité d’une nuit agitée, mais dont la suite se fera attendre. Pendant un certain temps, je n’ai plus retouché le papier, ensuite j’ai des amis qui se sont remis dedans, qui faisaient ça un peu sérieusement. Enfin sérieusement… ils se voyaient régulièrement… mais moi j’étais pas forcément dans ce groupe de potes. J’allais quelques fois un peu rapper avec eux, mais d’un autre côté, dans le quartier où j’étais, c’était un peu plus chaud, on avait une maison de jeunes avec un local que l’on nous avait mis à disposition, un endroit où il y avait un micro… donc petit à petit, on commence à rencontrer des gars d’autres maisons de jeunes, moi je me fais un peu repéré par des gens à gauche à droite, je pose sur différentes mixtapes, y’a un public qui se crée… on ne comprend pas trop ce qui se passe, mais on enchaîne ensuite avec un collectif qui s’appelle Opak. On n’imaginait jamais avoir un tel succès en Belgique, on bougeait un peu partout. Ensuite en solo j’ai commencé à m’exporter en France, en Suisse et là ça fait plus de 10 ans que ça dure. 

Une carrière qui débute assez tard finalement, on ne peut s’empêcher de lui demander si c’est une bonne chose à l’heure où les carrières se construisent sur 2 clips… C’est vrai que j’ai vraiment commencé très tard, j’avais environ 27 ans quand j’ai commencé à avoir des propositions de maisons de disques. Par contre, je ne sais pas si je peux dire que c’est une bonne ou une mauvaise chose d’avoir commencé tard… moi tu vois, toutes les propositions je les ai rejetés en bloc à l’époque, j’étais dans une mentalité assez sauvage. Maintenant avec la maturité je comprends ce qu’il y a à prendre, mais avant je me méfiais de tout le monde, j’étais vraiment fermé. J’étais sauvage donc inapprivoisable, dès que j’arrivais quelque part… ce n’est pas que tu peux m’apprivoiser maintenant, mais je comprends mieux les intérêts de chacun. Je sais quel est mon intérêt à bosser avec des gens qui ont aussi un intérêt à bosser avec moi et je le conçois. Alors qu’à l’époque je ne pouvais pas entendre leur discours, je ne le relativisais pas en fait. Je disais juste non. J’ai eu des énormes pointures de l’industrie française qui m’ont demandé de bosser avec eux et j’ai tout décliné. Peut-être qu’à ces moments-là je manquais un peu de maturité. Malgré les 27 ans, tu vois… à l’époque ce n’était pas la même chose, on comprenait moins comment ça marchait, on venait de ce rap qui ne cherche pas à se commercialiser. Alors qu’en fait il y a quelque chose à créer, ce n’est pas malsain de se structurer quand tu as un public, les relations sont saines.

Le combo Scylla-Sofiane est un bel exemple de relation créatrice saine, débuté en 2014 dans le cadre d’une collaboration ponctuelle pour une chaîne YouTube, le duo a rapidement pris conscience qu’il pouvait faire plus. « Après avoir fait quelques tests, on s’est dit qu’il y avait plus à faire, lui comme moi on sentait qu’il y avait quelque chose de fort à faire, on savait que l’on devait faire un projet tous les deux. Mais on a pris du temps, je continuais mon projet solo et dès que j’avais la possibilité de l’emmener sur des plus grosses scènes je l’invitais, on a pris l’habitude de bosser ensemble. Et là pour cet album on est passé par plein de phases, des phases avec des beatmakers, etc., mais finalement ce que l’on voulait faire c’était un projet piano-voix. Rien d’autre que piano et voix. Se lancer ce défi-là, en voyant comme on pouvait le décliner… se lancer sur un album sans soucis, sans que ce soit redondant, parce qu’on arrive à changer d’atmosphère, de texte… y’a un seul feat dans l’album.  » 

Une collaboration qui laissera des traces dans la manière de Scylla de concevoir la musique. « Ça m’a ouvert des choses, c’est une approche de la musique qui est différente… y’a plein de choses à dire. Par exemple j’étais du genre à envoyer tout le temps, à frapper le beat, à être dans une ultradémonstrativité. Et là je me suis rendu compte que parfois tu peux être plus puissant dans une certaine forme de retenue, à certains moments en tout cas. Une forme de simplicité, de sobriété. J’ai aussi appris à me taire à certains moments, à laisser la musique parler, juste faire des silences. C’est toutes des choses nouvelles pour moi, enfin en tant que rappeur un peu sauvage… Là je repars avec tout un bagage pour la suite de ma carrière… maintenant quand je crée un titre je le sens. J’ai une autre approche de la musique. Je me sens vraiment mieux, je peux jouer avec différentes énergies, combiner différents types d’émotions, de charge émotive que tu peux donner. »

Le format piano-voix c’est aussi une tout autre manière d’aborder le live, des autres salles, des places assises… « Il y a quelque chose de puissant qui se passe à chaque fois. Parce qu’il y a qu’un piano et une voix, les gens sont assis, ils écoutent. Tu as toute l’intensité qui est là et moi aussi je dois vivre chaque moment intensément, et eux aussi. L’expérience, je le vois autour de moi avec certaines personnes plus âgées par exemple qui n’aiment pas le rap, elles arrivent à se rendre mieux compte de la plume. Y’a aucune vanité dans ce que je te dis là, mais je sens qu’ils ressentent les choses différemment, ils savaient que j’avais une plume, mais ne le remarquaient pas. Alors que là c’est dans une forme qu’ils comprennent, ils sont réceptifs. Mais en même temps y’a une partie de mon public à qui ça ne parle pas, pour eux la plume ne parle que lorsqu’elle kicke. C’est vraiment des choses complètement différentes, mais j’ai besoin, depuis que je rappe, j’ai toujours été dans une forme d’audace, j’ai besoin de ça, de l’audace. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans des cases, je n’ai pas envie que l’on m’enferme dans des cases. Donc à chaque fois je vais faire un petit pied de nez là où on ne m’attend pas. C’est naturel chez moi, j’ai besoin de ça, quitte à me mettre à dos tout un public, quitte à ce que tout le monde parte, j’estime que c’est ça le rôle des artistes; c’est de proposer des choses. Ce n’est pas de se laisser tyranniser par ce qu’ils croient que l’on attend d’eux, mais de prendre ses couilles en main, propose un truc, quelque chose qui est vrai. Y’a que comme ça que tu peux relever de gros défis. Mais effectivement là je rentre dans un réseau qui est différent, qui est très chanson française… et c’est totalement différent, toutes les règles changent. On arrive un peu comme des pirates dans ce milieu. »

Des pirates au grand cœur qui n’ont pas peur d’assumer leurs sentiments. « On a certains codes, on ne va pas les changer non plus, essayer de passer pour les petits mecs gentils. Mais tu vois pour moi “Voilier” c’est couillu. Bien plus que de faire le dur dans un clip testostéroné. J’ai toujours eu ce côté, dans “Abysses” il y a “Douleurs Muettes”… même moi quand je réécoute maintenant je me demande comment j’ai pu dire ça… mais voilà, c’est un état d’esprit aussi, j’ai toujours été comme ça, alors que je suis très pudique dans la vie, mais à la fin tu apprends à te livrer puis je vois, j’ai senti à quel point ça parlait à des gens, que tu pouvais parler à leur place et donc ça m’a poussé à aller dans le “je” qui va raisonner dans l’autre, je vais dans ce qu’il y a de plus personnel en sachant que c’est là qu’il devient le plus universel. Au plus profond tu vas de toi, plus ça deviendra universel. Au plus tu es “Je”, au plus tu es universel… mais le vrai “Je”. Je pense qu’on est bien plus similaire qu’on le croit. »