C’est lors de son passage au Beat Festival que repreZent a eu l’occasion de discuter avec Lord Esperanza. Une interview qui aurait pu durer des heures tant l’artiste que l’homme a des choses à intéressantes à dire, mais on s’est promis de continuer nos échanges lors de notre prochaine rencontre, ceci n’est donc qu’une mise en bouche !

On aime bien demander aux artistes que l’on rencontre pour la première fois quel est leur premier souvenir avec le rap…

C’est MC Solaar, c’est mon père qui mettait le vinyle… j’ai plus le titre, mais c’était « La belle et le bad boy, les sous-ensembles dans les grands ensembles s’assemblent… » et y’avait aussi une autre chanson de MC Solaar… « l’as de trèfle qui pique ton cœur ».

Est-ce qu’il y a un morceau de rap qui t’a fait comprendre que tu voulais faire ça ?

Ah c’est sûr qu’il y en a un…  « À 30 % » de Gims, bien avant toute la fame et son ascension, je suis un enfant du 18 et du 19e à Paris et j’ai été au collège dans le 9e, et eux ils viennent du 9e. C’est un groupe qui est vraiment phare là-bas, c’est le groupe qui a percé… et Gims il a fait à l’époque un morceau qui s’appelait « À 30 % »… ça commence avec « J’suis même pas à 30 %, pour tout vous dire j’suis pas à fond… » et ensuite il enchaîne les punchlines.

On a de la peine à savoir si t’es arrivé au rap par la musique ou par l’écriture… 

J’écrivais déjà avant donc j’y suis arrivé par le texte…  j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont bercé dans la culture au sens bien plus large que juste la culture urbaine. Mon père écoutait du classique, il m’a fait lire la grande littérature et tout. Ma mère m’a plus enseigné les arts de rue, le théâtre de rue, la Commedia dell’arte… pleins de choses qui finalement sont très complémentaires et dans lesquelles j’ai puisé mes inspirations. À la base je viens vraiment de l’écriture pure… je kiffais trop les rimes, même si ça ne voulait rien dire au départ, c’était bien nul même… puis c’est venu avec le temps et y’a vraiment Gims qui a changé mon rapport à la musique et ensuite y’a eu tous les rappeurs blancs qui sont arrivés… Orelsan, Nekfeu, etc. Mais y’a aussi Stromae qui a complètement changé le truc. 

Tu parles des rappeurs blancs… qu’est-ce que ça a changé pour toi ?

Ça m’a montré que c’était possible, parce qu’ils représentaient qui j’étais… je pouvais me reconnaître en eux et ils faisaient des scores incroyables, ils remplissaient des salles et toutes ces choses qui n’allaient pas de soi avant. Donc oui ça a joué un rôle important, mais ce n’est pas ce qui m’a donné envie de le faire, ça m’a juste fait comprendre que c’était possible pour moi. Mais ce qui m’a donné envie à la base c’est des Gims, Mister You, Doc Gynéco, MC Solaar. Et puis il y a aussi eu des rencontres, j’ai un très bon pote à moi qui a dix ans de plus, il rappait quand je n’étais même pas encore né… et lui il m’a transmis d’autres influences, le rap de la fin des années 90… Lunatic, Booba « Temps Mort »… et du coup moi c’est vraiment les rimes, les flows, les textes qui m’ont bousillé… je me suis dit qu’il y avait vraiment des mecs trop forts. Qu’il fallait que je sois fort !

Ces rimes, ces textes… tu disais que tu lisais beaucoup, est-ce que tu peux faire un parallèle entre le rap et la littérature ?

Le rap c’est une nouvelle forme de poésie, il y a beaucoup de rappeurs aujourd’hui qui sont des poètes modernes. J’écoute des albums de rap, les mecs ils disent des trucs incroyablement beaux… c’est magnifique. Ils ont des tournures de phrases… je ne sais pas si vous connaissez Nepal ? Il a une phrase où il dit quelque chose comme « Nos deux corps dos à dos, nos cœurs sont parallèles », l’image est magnifique… je vous invite à la retrouver, peut-être sur Genius… Même PNL c’est magnifique ce qu’ils disent…

Bon toi aussi c’est pas mal… et quand on cherche un peu sur Genius ça nous plonge dans pas mal de références de grands auteurs… Y’a quelques phrases que j’ai particulièrement apprécié par exemple « Je suis seul dans l’Océan de mon savoir », « On voit les rides sur les visages de ceux qui savent »… est-ce que la connaissance serait une sorte de fardeau ?

Non c’est une liberté, sans la connaissance y’a rien. La connaissance avec la sagesse c’est la seule chose qui est réellement infinie aujourd’hui. Tout est fini, le temps est fini, cette interview a une fin. Ce concert aura une fin… mais la connaissance c’est quelque chose qui nous dépasse tous, c’est ce qui nous relie. L’amour aussi est infini, je crois. Non la connaissance ce n’est pas un fardeau… mais c’est marrant que tu dises ça, car il y a une phrase de Lomepal qui dit « Si tous les gens intelligents sont tristes, je préfère être un imbécile heureux ». Parce qu’en fait avec la connaissance t’as aussi accès au début de la dépression, parce qu’aujourd’hui, dans un monde très compliqué écologiquement… la connaissance c’est aussi prendre tout ça en compte et conscientisé le fait que tout peut être remis en compte plus vite, mais la connaissance c’est infini, c’est tellement beau.

La grotte de Platon en fait…

Ouais c’est ça, c’est l’allégorie de la caverne… qu’est-ce qu’on ferait sans la connaissance ? La connaissance c’est ce qui nous relie. Là c’est votre connaissance et la mienne qui coexistent, cohabitent et qui partagent… je vais apprendre des choses de vous et inversement. 

Tu parles aussi de la connaissance qui mène à la conscience… On a l’impression qu’il se passe quelque chose dans ta génération, particulièrement au niveau écologique, tu penses que tu as un rôle à jouer dans tout cela ?

C’est délicat de dire que j’ai un rôle, parce qu’inévitablement on va enregistrer cette interview… bon là c’est sur un vieux magnéto donc c’est génial, mais généralement on va le faire sur un iPhone. J’ai un iPhone, je suis en claquettes-chaussettes Nike donc je représente complètement un système que j’ai envie de combattre. Mais je pense que ça commence par des petites actions, il ne faut pas oublier que les mouvements de chaîne commencent par des actions solitaires. J’ai pour habitude de donner ce très mauvais exemple, mais qui est un exemple de la vie commune… par exemple quand tu te brosses les dents et éteins l’eau. Je crois que oui, ça commence par ce genre de petites choses. Donc oui finalement, et même si ça me fait peur parce que c’est quelque chose qui nous dépasse, j’ai cette conscience-là et je la partage avec les gens de mon entourage. Et j’essaie à mon échelle de faire des actions positives. Concrètement quand des jeunes créateurs de mode ou autre me contactent pour que je porte leurs habits je leur demande où et comment tout est produit… et si le gars me répond que son t-shirt vient du Bangladesh je ne peux plus dire ok, je ne veux pas être acteur de ça, ce n’est plus possible. Alors bon il faut y aller étape par étape, mais c’est marrant parce qu’il y a les premières études scientifiques qui commencent à sortir là, des choses actualisées, et là on commence à avoir un peu de recul sur les dernières années et y’a la collapsologie qui commence à être évoquée. Collapse en anglais ça veut dire s’effondrer et du coup c’est la théorie qui parle de l’effondrement de l’humanité, mais c’est quelque chose qui est complètement prouvé et qui explique qu’on a atteint un point de non-retour et qu’il faut maintenant trouver des solutions pour freiner tout ça… et du coup cette théorie est faite de 5 étapes et ils expliquent que la première c’est le déni… et tu disais que ma génération est investie, certes, mais on est à des années-lumière de ce qu’elle devrait être et je n’engage pas que ma génération, mais l’humanité en entier… en trente ans on a supprimé 2/3 des espèces animales mondiales… ce n’est pas rien quand même. 

Lord Esperanza doit maintenant monter sur scène, on le retrouve après son concert pour la suite de cette interview.

On a déjà abordé quelques thèmes, la culture, l’écologie… y’un a un qui me tenait à cœur d’aborder un peu plus profondément c’est l’amour. Une de tes phrases m’a marqué « On devient un homme qu’une fois qu’on nous a dit je t’aime »…

Je crois qu’on a tous au fond de nous un besoin de reconnaissance, peut-être que les artistes l’ont un peu plus exacerbé, puisqu’ils ont besoin de se retrouver devant un public. Du coup oui, c’est l’amour et la reconnaissance qui fait de nous qui l’on devient, on dit que la plus part de ta personnalité, les phénomènes inconscients qui vont construire ta vie se construisent entre ta naissance et tes 3 ans, donc c’est très, très tôt et c’est à ce moment-là que tu es soit beaucoup nourri d’amour ou au contraire il y a parfois des parents horribles… et je crois que tout est dicté à travers ça et les gens qui ont manqué d’amour ça se sent, ils sont frustrés, ils ont du mal à transformer ça ou alors au contraire ils arrivent à en faire une force et au contraire ils donnent… et du coup c’est ce qui m’est arrivé en fait, j’ai rencontré une fille, je suis tombé amoureux et quand elle m’a dit je t’aime je me suis senti différent. D’ailleurs on en parlait en première partie d’interview… seuls l’amour et la connaissance sont infinis, tu me demandais si la connaissance était un fardeau… et même si on en a déjà parlé je crois qu’avec l’amour, c’est ce qui nous relie tous. 

C’est une part essentielle dans la quête du bonheur ? Trouver un équilibre… c’est nécessaire ?

C’est drôle que tu dises ça parce que la phrase d’introduction de mon album qui est en préparation est « pour moi le bonheur c’est juste une succession de moments un peu moins triste ». Et je crois que oui c’est tout à fait ça, c’est une question d’équilibre. Mais tout en fait est question d’équilibre, et le bonheur aussi. Et je le constate avec l’avancée de ma carrière, avec la reconnaissance que je reçois, je remarque que le bonheur ne vient pas uniquement de cet accomplissement personnel, loin de là d’ailleurs. Donc c’est une déception parce que je pensais qu’en faisant des grandes salles, des concerts devant des milliers de personnes je serais heureux… et je le suis!… par intermittence. Mais je crois que la quête du bonheur est une quête beaucoup plus complexe qui est en fait le travail d’une vie. 

Et c’est assez malin finalement parce que ça te permet de te focaliser sur chaque bonheur offert par le moment présent et ne pas être dans une quête future, de sans cesse rechercher, rechercher, rechercher…

Tu ne crois pas si bien dire… mais en fait la plupart des grands philosophes qui ont marqué l’histoire de l’humanité, surtout la Grèce antique, les philosophes latins comme Sénèque, ont parlé du hic et nunc, le ici et maintenant. Et en fait ça veut tout dire… tout est résumé à travers hic et nunc. Finalement si tu vis dans le passé c’est que tu es tourné vers tes démons, tes êtres fantomatiques ou alors justes dans la nostalgie… et si t’es que porté vers le futur t’es toujours dans la projection. Là je suis heureux d’être avec vous, maintenant, profitons de ce moment. Je suis avec des gens qui s’intéressent à ma musique, me posent des questions… on peut partager… et comme je le disais j’ai beaucoup à apprendre de vous, vous avez la quarantaine, c’est fou… je suis trop content de savoir que la musique ouvre ce genre de portes… et je n’ai pas l’impression qu’on est si éloigné les uns des autres… en tout cas pas sur ces thématiques. Je ne suis pas encore papa, etc. mais finalement tu vois, on peut échanger librement, avec maturité sur des sujets qui en réalité nous dépassent tous et ça c’est beau. 

C’est hyper précieux et ça ne se fait pas lors de toutes les rencontres… 

Clairement ouais… il faut s’adapter… c’est ça l’intelligence, la faculté de s’adapter. En tout cas hic et nunc c’est intéressant parce qu’il parle de l’ego dans le retard. Quand t’es en retard… moi j’ai longtemps été en retard, je le suis encore souvent, mais j’essaie de faire des efforts… et en fait être en retard c’est juste toute l’illustration de ton ego. Parce que quand tu es chez toi alors que t’as un rendez-vous dans 30 minutes et que tu sais qu’il va te falloir 1 heure pour y aller, c’est une forme d’ego… Ah, mais ils m’attendront… c’est un caprice d’enfant… ça paraît tout bête, mais finalement c’est bien plus profond que ça en a l’air. 

Entre les pourquoi, les comment, les enfin…

C’est une référence à Brel… enfin une des références de ce morceau. Cette phrase est un peu à la Brel parce qu’il dit « qui tuait parfois, à coup de pourquoi »… après elle n’est pas forcément très évidente comme référence, car je n’ai pas repris le truc tel quel… donc voilà, entre les pourquoi, les comment et les enfin parce que finalement c’est ces questions-là… pourquoi on le fait, comment on le fait et enfin… comment ça va se terminer ? Finalement ça rejoint l’idée sur la temporalité… c’est un truc qui est assez présent dans mes textes, ce rapport au temps. C’est un questionnement interne, même au-delà de l’artistique…

Mais finalement est-ce qu’il y a une séparation entre toi et Lord Esperanza ?

C’est la même personne quand même… mais c’est juste que… non tu vois avant de monter sur scène je suis en Lord Esperanza, juste avant.. pas les 5 dernières minutes, mais la dernière seconde je passe en mode Lord et y’a une transe qui se créée. Donc oui y’a une différenciation, surtout sur scène parce que j’entre dans une phase de transe plus intense, et parfois c’est un peu délicat parce que comme on parlait du temps, de la solitude aussi… t’es devant 8000 personnes, t’es à fond et ensuite tu rentres et tu dors seul dans ta chambre… du coup on peut aussi parler des sacrifices que cela engendre sur ta vie sociale… 

photo par Titouan Garnier