La magie du Royal Arena a fait son oeuvre lors de notre interview avec Immortal Technique. En effet, celle-ci n’avait pas commencé que le MC nous interpelle en français alors qu’on en était juste aux présentations…

Oh c’est très bien, je parle un peu français, quand je suis arrivé aux USA je ne parlais pas un mot d’anglais, je ne parlais qu’espagnol et français parce que ma mère était allée au lycée. À cette époque le Pérou avait un deal avec le gouvernement français qui, pour vendre des armes ouvrait des écoles… du coup ma mère était scolarisée en français. Donc même si je ne suis actuellement plus vraiment capable de tenir une discussion en français, je comprends très bien cette langue. J’ai grandi en regardant des dessins animés sur la télévision française. Mon favori était Les Mondes Engloutis. C’est fou parce que je n’en ai pas parlé depuis longtemps… je regardais aussi Olive et Tom… Vous vous souvenez les mecs qui couraient pendant des heures pour traverser un terrain de foot… J’adorais ça. Mais revenons à nos affaires, merci de m’accorder cette interview.

C’est nous qui te remercions. Comme on est dans la phase souvenir, est-ce que tu te souviens de ta première rencontre avec le Hiphop ?
Je suis arrivé aux USA quand j’étais très jeune, je devais avoir 3 ou 4 ans… et mon premier souvenir marquant devait être quand j’avais 7 ou 8 ans. Je marchais dans la rue avec ma mère et il y avait ces gens qui avaient fait un feu dans un vieux bidon en métal, ils se tenaient autour et ils étaient juste en train de rapper, en face du feu… (il commence alors à faire de la beat box) Et tout le monde rappait sur le beat, chacun disait ce qu’il avait à dire et ça a complètement retourné mon esprit. Je leur ai alors demandé ce qu’il fallait faire pour se joindre à eux, s’il fallait être membre d’un club ou autre et ils m’ont simplement répondu « non, tu dois juste être bon ». Dans la rue il y avait des gens qui breakaient, il y avait les beat-boxers, c’était vraiment très différent de maintenant. La culture était vraiment ouverte alors. J’ai dû commencer de rapper environ une année plus tard, quand j’avais 9 ans. Je n’enregistrais pas des sons, c’était juste des freestyles. À cette époque, il était courant d’entendre des breakbeats à la radio, les djs jouaient uniquement des beats, tu les entendais à travers ton poste dire « hey les mcs, j’espère que vous êtes prêts, car voilà le beat, il est temps de rapper » et toi, tu pouvais être n’importe où et tu rappais. Il n’y avait pas de MP3, de clefs USB… tu ne pouvais pas télécharger des beats et les mettre sur ton téléphone. Si tu voulais des beats il fallait écouter les shows de djs à la radio… ou alors les faire toi-même.

Mais est-ce qu’il y a un morceau qui t’a fait prendre conscience que tu voulais devenir un rappeur ?
Il y en a beaucoup… Ma première grosse influence, les premières personnes qui m’ont vraiment touché avec leurs mots je dirais Rakim, Slick Rick, KRS-1. Bien entendu j’écoutais aussi Melle Mel, Furious Five et tous ces groupes. Quand j’étais un jeune adolescent, j’ai découvert Kool G Rap… j’étais choqué, c’était tellement puissant. Big Daddy Kane… Il y en a beaucoup.

Visiblement on ne partage pas que la même culture de dessins animés… Comment vois-tu l’évolution du rap ces dernières années ?
On essaie de nous faire croire que le business n’est plus le même, mais dans les faits ce sont toujours les majors qui contrôlent tout. Mais tu vois, et je n’ai pas envie de faire des jaloux chez ceux qui vont lire cette interview, mais écoutes bien, je me fais le 100 % du cachet de ce soir… et je peux t’assurer qu’on est très peu à avoir un contrôle sur toute notre chaîne de travail. Vous voulez me payer ? Ok, c’est moi qui vais chercher l’argent directement alors que pour beaucoup, s’ils touchent le 50 % du montant du cachet ils pourront s’estimer heureux… et encore ensuite ils vont donner un pourcentage à leur manager. Je n’ai pas ce genre de problème, car je n’ai jamais signé de deal de type 3.6. J’ai entièrement créé ma carrière, je gère ce que je fais entouré par mes bros. J’ai beaucoup appris de mes bros, il y a Poison derrière, Chino XL… J’ai tourné avec beaucoup de personnes qui m’ont ouvert les yeux. Il y a beaucoup de combats qui se mènent partout dans le monde, on ne veut pas simplement faire des tournées, on veut participer, on veut aider les gens. On organise des actions pour venir en aide aux migrants dans le désert, pour aider les enfants à retrouver leur famille, car ils sont séparés à leur arrivée par le gouvernement. C’est bien plus que de la musique pour moi. Le Hiphop représente un mouvement pour l’humanité, il oeuvre pour la reconnaissance de l’humanité de tout le monde. Parce que malheureusement beaucoup ne voient plus l’humanité des gens, on parle des migrants, des réfugiés, etc. On veut nous faire oublier que ce sont avant tout des êtres humains comme vous, comme moi. Des humains qui combattent pour ne plus souffrir, des humains qui essaient d’être créatifs, de retrouver ce qu’ils ont perdu. C’est quelque chose dont on doit parler, pour lequel il faut lutter.
Dans les cultures africaines et sud-américaines, on est très attaché à nos ancêtres, à leur capacité à nous guider même à travers la mort. Et c’est quelque chose que vous, Européens, ne faites plus. Mais si tu étudies l’histoire, tu verras qu’avant la christianisation c’était quelque chose de normal, les gens étaient connectés avec leurs ancêtres, leur terre. Cette croyance que les esprits des anciens nous protègent, c’est quelque chose qui était présent, mais qui a été effacé par le christianisme, la culture a été remplacée petit à petit par des hommes qui voulaient dominer le peuple. C’est ainsi que vos racines, votre humanité en quelque sorte, a été effacée afin de la remplacer par le catholicisme qui a fait de la religion un outil de contrôle du peuple.

Mais quel message veux-tu faire passer ?
Un message de rébellion, un message d’appartenance commune à l’humanité. Tout le monde doit avant tout se rappeler que nous sommes tous des êtres humains, qu’importe d’où l’on vient, de nos origines ethniques. On ne peut pas retirer l’humanité de quelqu’un et le traiter comme un esclave, à un moment donné son humanité va se lever, se mettre debout et reprendre ses droits. Mais dès le moment où tu oublies cette appartenance commune à l’humanité alors ils peuvent te mettre à terre et faire ce qu’ils veulent de toi. Mais si tu te souviens que tu es avant tout un être humain, que nous le sommes tous, alors tu vas te relever et ne plus te laisser marcher dessus ou marcher sur les autres. C’est ce que nous sommes, nous ne pouvons pas vivre dans des cages ou faire vivre dans des cages. Notre humanité a besoin de liberté, cette même liberté qui est si importante dans la musique, dans la pensée, dans la croyance… de se libérer de la tyrannie des gouvernants.

Malheureusement l’évolution récente de la société ne va pas dans ce sens, particulièrement avec ce qui se passe aux USA depuis l’élection de Trump…
Je crois qu’il faut qu’on regarde un peu en arrière, les gens dans le Hiphop et particulièrement notre génération, a un peu oublié qui étaient les Black Panthers. Ce que les gens ne savent plus par exemple c’est que la seule fois que les armes ont été contrôlées aux USA c’est lorsque les Blacks Panthers ont commencé à s’armer. Les racistes, la NRA, etc, personne ne s’opposait à un contrôle des armes à feu lorsqu’il concernait les Afro-Américains. Mais ce qu’ils oublient c’est que la seule chose que voulait les Black Panthers ou la NOI, qu’importe que l’on soit d’accord avec eux ou non, c’était de mettre en place une police de proximité dans leurs quartiers. Ces mêmes personnes qui supportent Trump et nous disent qu’ils aiment la police… qu’est-ce qu’ils diraient s’ils vivaient dans un pays où tous les policiers étaient des musulmans noirs ? Est-ce qu’ils supporteraient toujours la police ? Est-ce qu’ils se sentiraient en sécurité lors d’un contrôle ? Non. Ils se diraient qu’il y a un problème. Alors pourquoi est-ce que pour nous ça devrait être différent, pourquoi ne devrait-on pas se sentir insulter par des personnes qui ne nous connaissent pas, n’ont aucune idée de notre culture, de notre société ?
La police doit comprendre le peuple, elle doit venir du peuple. Imagine que ce soit la police zurichoise qui patrouille dans les rues de Genève ? Est-ce que tu te sentirais plus en sécurité ? Est-ce que tu penses qu’il serait possible de communiquer pacifiquement avec des personnes qui ne te connaissent pas, n’ont pas la même culture, pas la même langue! On vit dans cette hypocrisie et c’est ce que les Black Panthers voulaient mettre en place, une police de proximité. Une police capable de dire « je connais ce petit, j’ai grandi avec lui, ce n’est pas un meurtrier, oui il vient de voler une voiture, mais ce n’est pas un meurtrier, mon métier est de l’arrêter pas de le tuer. » Parce que si l’on ne tue pas les gens à Wall Street qui volent des milliards au peuple, pourquoi est-ce que vous tirez dans le dos d’un enfant qui vient de voler un paquet de cigarettes ? Sérieusement ? Foutez le camp de nos quartiers, ce n’est pas une question d’argent ou de justice… c’est juste une question de tuer des gens. Malheureusement la majorité des gens sont juste trop idiots pour réaliser que ce qu’il se passe dans nos quartiers n’est qu’une phase de test. Le gouvernement expérimente ce genre de chose sur ceux qui ont le moins de voix, qui ne peuvent pas se faire entendre… mais le but est d’ensuite l’appliquer à l’entier de la population. C’était la même chose avec le nazisme, dans toutes les sociétés fascistes. Le gouvernement teste sur ceux qui n’ont pas de voix puis petit à petit applique ses nouvelles lois à l’ensemble du peuple. Et c’est exactement ce qui se passe aux USA, ils testent sur ceux qui ont le moins de poids politique et pour la suite…

Il est malheureusement temps pour nous de se quitter, merci pour cette interview.
Merci à vous, bonne soirée, à bientôt. Je suis Immortal Technique, repreZent en français.