repreZent a eu la chance de pouvoir s’entretenir longuement avec Gringe, c’est pourquoi nous vous proposons une interview en deux parties afin de la rendre plus digeste. On commence donc ici avec une discussion sur son ressenti quelques mois après la sortie d’ « Enfant Lune » puis on creuse un peu sur le pourquoi et le comment. La suite arrive la semaine prochaine!

Ton album est sorti il y a quelques mois maintenant, avec le recul, comment tu te sens ?

Je commence à le digérer, il y a eu deux temps de digestion. En premier j’étais très frustré… Quelques semaines après la sortie de l’album je me disais que je n’avais que 5-6 morceaux qui tenaient la route… Que le reste c’était de la merde, je pensais que j’avais complètement foiré l’album, je n’avais plus aucun recul sur les 6 derniers mois de création. J’avais mes morceaux clés, ceux que je voulais vraiment faire, mais pour le reste.. J’avais l’impression de n’avoir fait que remplir du vide en fait. Mais en commençant la tournée il y a quelques semaines, je me rends compte que non en fait, que certains morceaux ne sont pas là par hasard, qu’ils fonctionnent bien sur scène et que tout participe à un équilibre. Je commence à apprécier mon album, par contre je ne l’ai toujours pas écouté, ça c’est impossible pour moi. Donc je digère mon album et je suis content de ce qu’il est, il n’aurait pas pu être différent en fait. Il fallait que je décoffre, que je raconte, que je me raconte moi et certains épisodes de ma vie donc il n’aurait pas pu avoir une autre tonalité. Je n’aurais pas pu faire du Casseurs ou l’emmener ailleurs. Il devait être comme il est là. 

Mais avant d’être là, il fallait le faire, quel a été le déclic pour que tu t’y mettes enfin ?

C’était vis-à-vis de moi en fait, je me disais que si je m’en allais je ne pouvais pas laisser cette page là vide. Que j’allais le regretter amèrement et surtout que je serais malhonnête vis-à-vis de moi, de mon parcours. Avant même de faire les Casseurs, je suis passé chez Original Bombattak, j’ai fait mes classes quand même dans le rap. C’est une musique que je connais, avec laquelle j’ai grandi, j’écris depuis 20 ans presque… Et du coup je me serais dit que pour le coup je laisserais l’histoire inachevée si je ne faisais pas mon album. Donc vis-à-vis de moi d’abord et parce que j’avais besoin de mener à bien un projet ensuite. J’avais peur de me retrouver à poil après les Casseurs. Orel partait sur son projet, sa tournée… Connaissant son potentiel je savais qu’il allait faire un truc qui allait le porter longtemps et loin. À ce point-là j’imaginais pas, mais ça s’est produit. Donc moi il fallait vraiment que je me rassemble et que je fabrique un album, pour la première fois de ma vie. 

Mais qu’est-ce qui te retenait avant ? 

C’est vraiment un manque de maturité, de confiance en moi aussi. J’étais tellement décousu avant les Casseurs, dans un mode de vie décousu… Je m’éparpillais en permanence, j’étais trop bordélique pour faire quelque chose de cohérent, je n’étais pas assez mature pour me raconter, pour poser des mots justes sur ce que j’ai vécu. Je pense qu’il arrive en temps et en heure, je n’aurais pas pu le faire avant. En plus j’ai toujours été un éternel insatisfait, j’ai toujours amorcé des débuts de morceaux que je ne finissais jamais, c’était toujours très en surface. Le côté analytique qu’on retrouve dans cet album c’est parce que j’ai 38 piges, j’ai eu le temps de digérer ce que j’ai vécu, et je suis maintenant capable d’en parler, de trouver les mots pour le faire… et l’envie aussi.

Pas assez mature pour le faire, mais assez mature pour remarquer que tu ne l’étais pas…

J’ai toujours été très intuitif, la petite voix qui me dit de ne pas le faire… Je lui fais de plus en plus confiance. Et c’est vrai qu’à l’époque je me disais que ce n’était pas assez abouti, que je ne l’assumerai pas. Quand j’entends 2-3 morceaux que j’ai faits à l’époque… J’avais 20 ans, j’étais naïf, je raconte de la merde, ça rap mal… Tout est crade quoi… Mais en même temps c’est des trucs qui me permettent d’avancer, de dire « ce n’est pas le bon moment ». Vraiment c’est les projets avec les Casseurs qui m’ont permis d’acquérir des automatismes, d’être plus à l’aise en studio, de poser ma voix correctement, d’avoir une vision, de savoir structurer un morceau, garder un morceau rap en l’état, spontané, avec ce sentiment d’urgence. Ou de le transformer en chanson en cassant le côté fourni du texte avec un refrain chanté, ou pop. Non… Je n’aurais vraiment pas pu le faire avant. 

Musicalement ça aurait été difficile de sortir ce genre d’album il y a 10 ans…

Je pense qu’il y a 10 ans j’aurais fait quelque chose qui aurait pu s’apparenter à ça. Alors évidemment avec les codes de l’époque, avec mon écriture. Je n’ai jamais mis de filtre dans ce que je fais, je n’arrive pas à me créer un avatar, parler à la troisième personne, je ne sais pas faire ça. Casseurs Flowteurs en ce qui me concerne c’est hyper autobiographique, je ne parle que de ce que je connais, de ce que je vois. 

Casser les codes, est-ce que c’était réfléchi ou finalement c’était plutôt instinctif ?

Au début j’ai ouvert le robinet et c’est parti dans tous les sens, je faisais beaucoup de morceaux dans l’esprit des Casseurs parce que justement j’avais des thématiques que je voulais aborder, comme la maladie de mon frère, la filiation paternelle, la perversion narcissique dans les relations. Y’avait des trucs… la religion… et puis surtout garder ce côté mélancolique. J’avais des bribes, une idée un peu floue de ce que je voulais, mais je n’étais capable de faire que du Casseurs Flowteurs, donc je refaisais toujours les mêmes morceaux. Puis j’ai réussi à décoffrer « Scanner » assez rapidement et là je me suis dit que j’avais un truc… « Paradis Noir »… là y’a encore un truc plus marqué qui me ressemble, qui ressemble au mec que je suis au moment où je le fais. Et je réalise que je peux me débarrasser du côté Casseurs, que ça ne sert plus à rien, qu’il faut que je creuse autour de ça jusqu’à trouver la colonne vertébrale de l’album. Donc j’ai 5-6 morceaux qui forment l’ossature, le ciment de l’album et je me dis qu’ils sont tous introspectifs, qu’il faut que j’aille au bout de cette démarche. Ça ne sert à rien de tourner autour du pot… Alors oui je remets quand même un « konichua » ou un « on ne danse pas » parce que sur scène c’est important d’avoir ce genre de break, ça me permet de pouvoir un peu souffler, de ne pas rendre mon projet trop hermétique. C’est un album qui m’aide à m’affranchir de certaines choses, c’est thérapeutique.

Est-ce que ça t’a aidé à t’affranchir de ce côté hyper perfectionniste que l’on peut ressentir ?

Ouais… en fait c’est comme une envie de pisser, à un moment donné il faut se soulager. Quand tu te retiens au bout d’un moment tu pètes un plomb. Ouais ça m’apprend… C’est une histoire de confiance en fait. Et c’est vrai que depuis l’album je me suis mis à écrire plein de trucs… Et ce n’est pas qu’il y a peu de déchets mais même si ce n’est pas le mot parfait, je me dis que je vais écrire des trucs et que je vais les balancer. Ça m’a permis d’arrêter de mettre les trucs de côté, d’oser. Ça n’existe pas le morceau parfait… Y’a que Lomepal qui peut dire qu’il a écrit le morceau parfait avec « Trop Beau », qui peut dire qu’il a sorti sa masterpiece. Mais moi je suis trop baroque, ça part dans tous les sens… C’est mon intuition qui va me guider et je lui fais de plus en plus confiance. 

Du coup cet album ne sera pas un one shot…

Ah non non non… Y’aura un second parce que j’ai besoin maintenant de rééquilibrer… J’étais tellement personnel, tellement confidentiel sur le premier que je ne peux pas me le trimbaler indéfiniment. Il va falloir que je transite vers autre chose… refaire un peu d’egotrip, me faire plaisir, pas forcément refaire du Casseurs… Mais faire des morceaux qui se consomment peut-être un peu plus facilement. Me faire un kif… Donc là pour l’instant j’écris des trucs, je ne sais pas où ça va, mais quand ça va y aller ça va être cool.

Dans la structure de l’album, je ne sais pas si le cinéma influence, mais y’a une logique, il est construit en plusieurs étapes.

Je n’avais pas forcément remarqué la dimension cinématographique parce que je ne me suis jamais dit que le métier de comédien nourrissait ça alors qu’à l’inverse je me suis toujours dit que mon expérience de la scène m’aidait pour le cinéma. Mais c’est vrai qu’il y a une narration, que je voulais construire cet album en trois étapes. Je voulais d’abord planter le décor, dire ce qui allait se passer, que vous allez prendre un album sombre, mélancolique, personnel… Ensuite je vais aborder la thématique amoureuse dans le bloc central et puis finir sur quelque chose de plus mental. 

Toute cette partie amoureuse justement… ça peut être perçu comme le moment un peu long du film, le ventre mou où on se demande pourquoi il ne fait pas qu’une scène…

C’est clair que j’ai dû en faire chier plus d’un avec ça… j’ai aussi dû perdre pas mal de monde en route avec ça… D’ailleurs dès que l’album est sorti j’ai eu des retours sur les réseaux sociaux, des commentaires qui m’ont terrifié… j’étais persuadé d’avoir fait de la merde… Que j’avais beaucoup trop tartiné tout ça… Mais c’est comme ça, c’est un album laboratoire, c’est des morceaux qui sont là, je ne me dis pas que c’est trop. J’avais une envie en tête et je suis allé au bout de mon envie. Tant pis si j’en perds en chemin, j’en gagne d’autres.  

Quand tu dis album laboratoire, c’est dans le sens expérimentation, en testant ?

C’est peut-être pour ça qu’il y a autant de morceaux sur les relations amoureuses… Parce que je n’ai pas réussi à faire LE morceau donc j’ai peut-être brodé… Mais tu vois y’a 9 producteurs sur l’album, c’est difficile d’y mettre une cohérence, mais pourtant je ne trouve pas que mon album soit si dépareillé… J’ai le sentiment en tout cas, c’est subjectif, que mon fil rouge se tient malgré le fait qu’il y a 9 producteurs. Les prods cloud de Iksma qui a bossé pour PNL m’ont beaucoup aidé à travailler sur la partie mentale, ce genre de sons m’aidaient pour cette écriture-là. Et en même temps en BBP, j’écoute de plus en plus, je me dis qu’il a une touche, il a un côté BoomBap, mais très moderne et j’ai envie de rentrer là dessus. En fait y’a des évidences, Jerzy Lee je le connaissais déjà, j’écoute des trucs, j’écoute « Paradis Noir »… pour moi le texte arrive directement sur cette instru… « Enfant Lune » aussi. C’est des sons qui arrivent et c’est des évidences, j’entends déjà mes morceaux sur leurs beats.

Fin de la première partie, la suite arrive !