interview: Robert Glasper

Cet été repreZent a décidé de prendre soin de tous ses lecteurs qui ne sont pas en vacances, qui s’ennuient au travail ou tout simplement qui veulent parfaire leurs connaissances… c’est pourquoi nous allons publier régulièrement les interviews faits ces derniers mois et qui pour toutes sortes de raisons obscures n’avaient pas encore été publiés. On commence par celui de Robert Glasper recueilli en avril lors de sa venue au Cully Jazz par Sophia.

Samedi 21 avril, le Cully Jazz Festival entame le dernier week-end de sa trentième édition. Au programme, de la musique, des jams et, surtout, la venue de Robert Glasper, un artiste américain qui dessine les frontières d’un jazz contemporain se mariant avec le hip-hop et les influences actuelles. Pendant près d’une heure et demi de concert, Robert Glasper recrée à la perfection l’ambiance si particulière de son dernier album, « **Black Radio** ». Ses musiciens sont à l’aise et laissent leur virtuosité s’exprimer. Les solos de basse et batterie bluffent le public. Le jazz futuriste du Robert Glasper Experiment explore les morceaux de « Black Radio » et revisitent J Dilla sur « The Light » et « Stakes is High ». La fin du concert arrive trop vite. On se remémore alors les quelques mots qu’on a échangés avec Robert Glasper plus tôt dans la journée dans le cadre d’une interview en collaboration avec Students.ch

repreZent.ch : Tu fais partie de ces musiciens qui sont nés dans un environnement musical. Ta mère était chanteuse de jazz. Quand et comment as-tu réalisé que tu voulais poursuivre dans la musique ?
Robert Glasper : Je n’ai pas été sérieusement dans la musique jusqu’à mes 12 ans. Avant, je faisais du sport. Puis, j’ai commencé à m’amuser avec le piano. J’ai voulu être musicien quand j’avais 14 ans.

repreZent.ch : La liste des personnes avec qui tu as travaillé est plutôt impressionnante. (Mos Def, Jay-Z, Kanye West, Erykah Badu, Talib Kweli, Common etc). Quelle a été ta collaboration la plus mémorable ?
Robert Glasper : Euhm…Beaucoup de ces collaborations étaient des concerts. Toutes étaient géniales. Mais je dirais probablement…. la plus récente, avec Kanye. C’était inattendu. Je jouais dans un club de jazz à New York. Lupe Fiasco était mon guest. Kanye et Mos Def sont venus au concert. Ils sont montés sur scène et le public a crié. Kanye West ne vient pas à un concert pour monter sur scène et faire un freestyle. Ce n’est pas son truc. Pourtant, il l’a fait ce soir-là. C’était l’an dernier.

repreZent.ch : Avec qui voudrais-tu encore travailler ?
Robert Glasper : Cee-Lo, Busta Rhymes, André 3000, Little Wayne, Little Dragon, José Gonzales, Radiohead…

RepreZent.ch : On dit que ta reprise du titre « Maiden Voyage » de Herbie Hancock est inspiré par le morceau « Everything in its right place » de Radiohead.
Robert Glasper : J’ai étudié le jazz à l’Université et au lycée. J’ai beaucoup de standards de jazz dans mon cœur et dans mon esprit. J’ai longtemps joué du jazz traditionnel. Mais, en même temps, je suis un mec jeune et je suis influencé par ce qui est nouveau dans ce monde. Ça veut dire que je fais partie d’une catégorie de musicien de jazz différente. John Coltrane n’avait pas Radiohead, si tu vois ce que je veux dire (rires). Il avait juste ce qu’il y avait autour de lui. Je connais la tradition de la musique, mais je connais aussi ce qui est moderne et hype. Je laisse tout m’influencer, je ne bloque rien contrairement à certaines personnes. Ils disent tous « jazz, jazz, c’est comme ça que le jazz doit sonner ». Peu importe ce que c’est, s’ils pensent que ce n’est pas du jazz, je m’en fou. C’est juste moi qui suis honnête avec moi-même. C’est ce que j’aime.

repreZent.ch : Et c’est peut-être pour cela qu’on te décrit comme un musicien qui pousse le jazz vers le jazz du future. Est-ce que tu penses que c’est juste de te décrire comme cela ?
Robert Glasper : Ouais… je pense. Pendant longtemps, le jazz a uniquement été écouté par des personnes qui écoutent du jazz. C’est comme si tu te dois d’être un amateur de jazz pour aller à un concert de jazz. La personne moyenne ne va pas se lever et aller à un concert de jazz. Ils ne sauront même pas où aller. C’est tellement quelque chose de petit et caché. Tout du moins aux États-Unis. Certains États n’ont même pas de club de jazz. J’ai l’impression que je rends le jazz cool, et que les gens qui n’écoutent pas de jazz écoutent mon album et moi. Je pense que mon public grandit et devient plus hiphop, jeune et hype. Je pense que même si tu as un public jeune, ça garde la musique dans le coin plus longtemps.

repreZent.ch : Pourquoi est-ce que le jazz, le hip-hop et la soul ont tendance à se mélanger pour faire ces nouvelles sonorités ? Et pourquoi est-ce que ça sonne si bien ?
Robert Glasper : C’est de la musique afro-américaine. On est tous des Afro-Américains et c’est naturel pour nous. J’ai grandi en jouant de la musique d’église et du R&B. Je suis allé dans une école pour étudier le jazz. J’ai aussi joué du hip-hop, parce que c’est naturel pour moi. Ce n’était pas quelque chose que j’avais besoin d’apprendre ou d’aller à l’école pour le connaître. Sauf pour le jazz. Mais, pour le hip-hop, j’ai juste appris en étant avec certaines personnes et en étant autour des racines du hip-hop. C’est naturel et c’est pour cela que ça marche. Je pense que tout colle bien ensemble aussi parce que ces musiques viennent du jazz. Sa tradition influence cette musique. Quand tu apprends le jazz, c’est plus facile d’aller vers ces types de musiques. C’est supposé l’être. De nos jours, ce n’est pas vraiment le cas, mais tous les disques de la Motown viennent de musiciens de jazz.

repreZent.ch : Même le rock, vu que le rock’n’roll vient du blues.
Robert Glasper : Exactement. C’est pour cela que ça devrait être une progression naturelle.

repreZent.ch : Comment est-ce que tu décris ton dernier album, « Black Radio » ?
Robert Glasper : Un tas de trucs hybrides (rires). Un tas de musiques hybrides qui viennent naturellement, avec beaucoup de mes artistes préférés.

RepreZent.ch : Comment était le processus de création?
Robert Glasper : en fait, il était assez simple. La seule partie difficile a été la planification. Mais une fois que nous avons fixé cela, nous sommes allés au studio avec chaque artiste, on ajouté la chanson une fois, et on a enregistré. Nous n’avons pas fait de répétition ou des choses comme ça. Il a été spontané et très, très artsy. « Voyons ce qui se passe »

repreZent.ch : Comme une jam… ?
Robert Glasper : Exactement. Comme une jam session. C’est exactement la vibe. C’était une grande jam session et c’est venu comme ça.

repreZent.ch : Pourquoi est-ce que tu l’as appelé « Black Radio » ?
Robert Glasper : À cause de la chanson que j’ai écrite avec Yasiin Bey alias Mos Def. Nous avons écrit cette chanson il y a 4 ou 5 ans. Elle parle de l’appareil dans l’avion qui contient toutes les informations lors des accidents d’avion. Nous avons nommé l’album « Black Radio » parce que je me sens comme quand la musique autour de nous s’écroule et brûle. La bonne musique survit toujours. À travers l’épreuve du temps, la bonne musique sera toujours là. Mais en même temps, c’est une épée à double tranchant, il y a seulement des Noirs dans l’album (rires). Vous savez, les artistes de radio noires. Mais ce n’était pas mon but dans un premier temps

repreZent.ch : Pourquoi est-ce que tu chantes avec une voix modifiée sur l’album ?
Robert Glasper : C’est Kasey, mon saxophoniste. J’aime ce son. Nous ne sommes pas des chanteurs. C’est un vocodeur, un clavier. Tu chantes dans le micro et joues les notes sur le clavier.

repreZent.ch : C’est pour cacher les fausses notes ?
Robert Glasper : Non, non. C’est juste pour mettre un son différent sur la voix. Comme une voix d’ordinateur. Il n’y a pas d’effets qui sonnent de la même manière. Les gens utilisent beaucoup ceci dans le R&B. C’est similaire, mais ce n’est pas la même chose. Herbie Hancock a utilisé le vocodeur dans les années 70. C’est un keytar et il l’a utilisé avec le vocodeur. C’est lui qui a rendu cela connu dans les années 70. Il a un album que J Dilla m’a fait découvrir, « Sunlight ». C’est un de mes albums préférés de Herbie Hancock. Il utilise le vocodeur dessus.

repreZent.ch : Actuellement, dans l’univers du hip-hop, on peut voir que la musique prend deux directions différentes. D’un côté, les gens prennent la direction de la musique électronique mainstream (comme le duo David Guetta-Snoop Dogg). À l’opposé, certains musiciens retournent vers les racines de la musique (comme Raphael Saadiq ou The Roots). Comment est-ce que tu expliques ces deux directions différentes ?
Robert Glasper: Ehm. Le temps. Le fait que les gens ont envie de faire quelque chose de différent. Il y a tellement de types de musiques différentes et tellement de producteurs qui font des choses différentes. J’ai l’impression que quand tu es un musicien, tu as tendance à retourner là où Raphael Saadiq et moi faisons. Ceci parce que nous, en tant que musiciens, on veut jouer. On ne veut pas forcément utiliser la MPC ou l’ordinateur. On veut jouer parce qu’on est né pour jouer de la musique. Quand tu n’es pas cela, tu as tendance à aller de l’autre côté, où tu es plus tenté d’essayer quelque chose comme cela. C’est comme avoir plusieurs options et essayer les choses. Il n’y a rien de mauvais là dedans. Je pense que c’est OK. Je n’aime pas tout ce qui en sort, mais je suis content que les gens essaient d’autres choses au lieu de toujours faire la même chose.

repreZent.ch : Ne penses-tu pas que c’est triste de voir le Hiphop aller dans des directions mainstream ?
Robert Glasper : Non. Je n’aime pas tout, mais c’est un tremplin vers quelque chose de différent. Ce que je faisais n’est pas original, mais c’est tremplin pour arriver où je suis. Encore une fois, je n’aime pas tout ce qui est fait, mais je suis content que cela évolue. On peut dire que ça a changé vs. « c’est la même chose ». Je préfère changer. Le jazz ne change pas beaucoup. Ca je n’aime pas. Je préfèrerais voir le jazz changer vers quelque chose que je n’aime pas. Au moins, ça change et ça a la possibilité d’évoluer vers quelque chose que j’aime.

repreZent.ch : J’ai le sentiment que le hip-hop est considéré comme le punk de notre époque. On peut voir des concerts de hiphop être annulés ou être moins présents dans les festivals suisses, à cause des bagarres et parce que les médias lient ces événements au hiphop. Pourquoi est-ce que cette culture est vue de cette manière ? Le hiphop, ce n’est pas ça !
Robert Glasper : Je sais. Certaines parties du hiphop sont comme ça, et je pense que les gens se concentrent trop là-dessus. Il y a des parties du hiphop qui concernent les gangs, les bagarres, les tueries, mais tout n’est pas comme cela. Je pense que le hiphop est la dernière chose passionnée dans la musique. Aucune autre musique n’est aussi passionnée. Tout le monde a quelque chose à dire. Je pense que c’est bien. Mais tuer et ce genre de choses ne sont pas bonnes.

repreZent.ch : Comment as-tu eu l’idée de reprendre « Smells Like Ten Spirit » et d’en faire une chanson si différente ?
Robert Glasper : Si tu fais une reprise, soit tu la fais exactement comme l’artiste, soit tu la changes complètement. Je déteste quand les gens la changent juste un petit peu. J’suis là « pourquoi tu l’as touchée ?! ». Pour moi, si je fais une reprise, je la change complètement ou je fais la même chose que l’artiste pour lui rendre hommage ou quelque chose du genre. « Smells Like Ten Spirit » est juste arrivé comme ça. On était en train de jouer et les autres et moi-même avons pensé à quelque chose. À chaque fois que nous l’avons joué, elle changeait puis on est arrivé avec les arrangements. Mais pour l’album, au studio, sur « Black Radio », l’arrangement est arrivé dans le temps et, ensuite, on a ajouté la voix de Layla. Juste parce qu’elle était en train de manger et se reposer au studio. Ce n’était même pas son jour d’enregistrement. Elle était juste là, en train de trainer. Quand on a fait le morceau, on l’a écouté et je lui ai dit « hey tu veux pas chanter quelque chose ? ». Et elle l’a fait !

repreZent.ch : Pourquoi cette chanson ?
Robert Glasper : J’aime ce morceau depuis que je suis en 6e primaire. La mélodie est très belle, les changements aussi. C’est une belle chanson. Mais elle est tellement jouée d’une manière rock qu’on ne réalise pas à quel point elle est belle. Les paroles sont aussi cools. Je voulais la faire d’une manière différente pour pouvoir apprécier les paroles et la beauté des changements. Lui donner une vibe complètement différente.

repreZent.ch : Est-ce que tu penses que Kurt Cobain l’aurait aimé ?
Robert Glasper : Je pense, oui.

Students.ch : Est-ce que tu as un conseil pour les étudiants qui aimeraient devenir musiciens, comme toi ?
Robert Glasper : Je dirais : étudie la musique, étudie l’histoire, mais ne laisse pas l’histoire te retenir. Garde toujours un esprit ouvert, des oreilles ouvertes. N’ai pas peur d’être influencé, mais, en même temps, entraine toi et apprend. Tu dois apprendre toute l’histoire avant de devenir toi-même. Tous les musiciens te diront « tu dois d’abord apprendre l’histoire » et moi je réponds « on a beaucoup plus d’histoire à apprendre que toi ! On est jeune et on a beaucoup plus de choses derrière nous par rapport à toi. On est jeune et on a beaucoup plus de choses derrière nous, alors on ne peut pas prendre le temps de tout apprendre et, seulement après, devenir nous-mêmes. » Ces musiciens ne faisaient pas cela. Charlie Parker n’avait pas des centaines années d’histoire de la musique à apprendre avant de devenir lui-même. Alors étudie, mais en même temps, ne te laisse pas être bloqué par l’histoire. Beaucoup de jeunes ont tendance à ne pas du tout apprendre l’histoire. Du coup, il y a quelque chose qui manque quand ils jouent.

repreZent.ch : Quelle est ta définition de « repreZent » ?
Robert Glasper : repreZent veut dire représenter qui tu es. Faire la déclaration de qui je suis et de ce que je défends, peu importe ce que c’est. Pour moi, je pense que je représente une nouvelle culture du jazz et de la musique en général. Je représente quelqu’un d’ouvert qui représente sa génération. Une génération de nouveaux musiciens de jazz. Et ces nouveaux musiciens de jazz sont des musiciens de tout horizon. À l’époque, quand tu étais un musicien de jazz, tu grandissais probablement avec de la musique classique, du blues et de la musique religieuse. C’était ton époque. Je représente mon époque.